mardi 8 septembre 2009

Bonne nouvelle

À tous mes fervents lecteurs, voici que j'ai pris connaissance du début de la deuxième partie de l'original de R C. Il faut savoir que cet original (j'en suis un autre) se divise en deux seules parties d'environ 150 pages chacune.
Bref, les brefs (pour faire court) passages que j'ai lus sont rien de moins qu'excellents.
Il me faudra toutefois me livrer à une certaine gymnastique pour arriver à les insérer dans la version actuelle. Mais comme la seule gymnastique qui me soit accessible est intellectuelle, j'ai bon espoir d'y parvenir.
Et j'espère pouvoir vous livrer une version chronologique du début dans un délai de moins d'un siècle et quart.

le regain d'énergie

mardi 25 août 2009

Excuses

Il sera sans doute très frustrant de lire toutes ces pages dans le désordre.
Dès que je trouve le temps et l'énergie, j'achèterai une nouvelle cartouche pour l'imprimante et je ferai un premier découpage.

le coup de ciseaux

La naissance de Robinson

L’histoire d’amour entre Alistair Robinson et Élisabeth McAllister a débuté, du moins dans à sens unique, à l’école primaire. Plus réaliste que son jeune cavalier, la jeune fille avait immédiatement réalisé qu’il n’y avait aucun avenir dans une liaison entre un garçon de la haute et une fille de chômeur.
Tous les deux se sont perdus de vue à la fin des classes d’une septième année où il s’était classé au premier rang alors qu’elle avait échoué dans toutes les matières sauf les arts.
Il était parti conquérir l’univers édifié par son père. Elle était partie d’abord laver la vaisselle puis servir aux tables dans un restaurant de la basse ville. C’est là qu’elle s’était déniché un premier mari qui lui avait collé trois marmots avant son vingtième anniversaire et de s’enfuir avec une des ses soeurs.
Dire qu’elle a vécu dans la misère est un euphémisme, le contexte économique de l’époque laissant peu de place à l’aide aux plus miséreux. Elle a donc cumulé, au dépit de sa santé, tous les emplois qu’il lui a été possible d’obtenir exception faite de ceux qui impliquaient les relations sexuelles, complètes ou non.
Elle s’est ainsi débrouillée pour offrir un minimum d’éducation à ses enfants. Et les aider à se trouver un emploi sinon prestigieux, du moins suffisant pour fonder à leur tour une famille et être en mesure de la loger et de la nourrir décemment.
William, l’ainé, avait une formation et un emploi fiable de mécanicien.
Charles, le cadet, travaillait comme apprenti cuisinier dans un restaurant de bonne réputation.
Et Isabelle, son bébé, occupait un poste de secrétaire à la direction des entreprises Rayon.
*
Et ce qui devait arriver arriva. En allant rendre visite à sa fille sur les lieux de son travail, sa trajectoire avait croisé celle d’Alistair qui a sa grande surprise l’avait reconnue et immédiatement invitée à partager un
repas avec lui. Un mois plus tard, ils partageaient, en toute légitimité, le même lit.
Et ce qui devait arriver arriva. Malgré une quarantaine bien établie, Élisabeth s’est rapidement retrouvée enceinte pour trop rapidement donner naissance à une grande prématurée aux malformations multiples dont le tour de piste n’avait duré que quelques minutes mais laissé des traces profondes dans la vie de sa maman.
Elle était bien déterminée à mettre un terme à ses fonctions reproductrices mais encore une fois elle fût prise de cours par une dernière grossesse dont le seul résultat positif allait être la naissance tumultueuse de Robinson. Un problème d’atonie utérine avait nécessité une césarienne d’urgence que la mère semblait pourtant avoir bien tolérée.
Mais la période post-partum devait s’avérer la quintessence de la catastrophe.
Elle avait immédiatement refusé de voir son fils dont elle niait la maternité pour définitivement basculer dans une psychose qu’aucun traitement ne devait être en mesure d’atténuer.
Il fallût donc se résoudre à la placer dans un asile où on pût au moins assurer son confort et sa sécurité. Elle y vécut une dizaine d’années, recevant chaque dimanche après-midi la visite d’un mari dont la persévérance ne fût jamais récompensée. Une visite qu’Alistair ne fût jamais autorisé à faire de sorte qu’il ne connût de sa mère qu’une poignée de photographies qui rendaient un hommage insipide à l’éclat de sa beauté.
*
Robinson fût donc élevé par une équipe de gouvernantes, sans jamais s’attacher à l’une d’entre elles. On le décrivait comme un enfant intelligent mais taciturne, cherchant sans cesse à s’isoler pour jouer avec tous les blocs de construction ou tout ce qu’il pouvait utiliser pour élaborer des immeubles de plus en plus complexes. On le croyait destiné à l’architecture mais l’édifice qu’il allait construire ne reposerait qu’en partie sur l’immobilier

Six mois

Les médecins ne sont pas très enclins à parler de miracle. Il n’en reste pas moins qu’ils sont stupéfaits par l’amélioration imprévisible et imprévue de son état de santé. Comment se fait-il que cela se produise chez le plus fortuné de tous les citoyens ? On ne va pas jusqu’à dire qu’il a vendu son âme au diable mais certains ne sont pas loin de le penser.
*
Alistair réalise qu’il se sent mieux, mais le caractère miraculeux et temporaire de ce sursis lui échappe entièrement. Ce qui ne l’empêche pas de modifier ses habitudes : moins de tabac, moins d’alcool, une alimentation plus saine même s’il ne croit pas vraiment que nos connaissances en diététique soient suffisantes pour être fiable.
Plus de modération aussi sur le nombre d’heures travaillées, consacrées exclusivement à son fils, le plus souvent par la lecture des innombrables rapports qu’on lui fournit sur sa progression. Une progression étonnante mais dont il devine que la facture sera lourde. Il n’a pas plus étudié la psychologie qu’il n’a étudié l’administration, la comptabilité ni tout autre domaine connexe qui aurait plus lui être utile pendant sa carrière mais cela ne l’a pas empêché de faire fortune. Son expérience lui indique que personne ne pourrait supporter aussi longtemps le stress que subit Robinson. Qui au lieu d’essayer de se ménager, pèse constamment sur l’accélérateur indifférent ou inconscient du risque de plonger dans le décor.
*
Robinson réalise sa grande fatigue sans en évaluer l’ampleur ni les répercussions. Il se sent fort parce qu’il résiste au désir de chercher refuge dans l’alcool.
Il ne se préoccupe pas outre mesure du fait qu’il ne réussit à s’assoupir quelques heures qu’après qu’une femme de ménage se soit chargée de faire le plus intime des siens.
*
La relation entre le père et le fils est cordiale. Le seul point sur lequel ils sont en conflit larvé est le nombre d’heures hebdomadaires qu’il consacre au travail. Toutes les tentatives de le déléguer à des activités sociales ou culturelles rencontrent le même refus courtois mais obstiné.
Les relations entre le fils et ses principaux collaborateurs est toutefois beaucoup plus difficile. Il se montre facilement irascible, exige tout ce qu’il souhaite dans des délais déraisonnables et semble limiter la courtoisie à son père. Après avoir brûlé trois secrétaires en quelques semaines, il a été décidé de lui en allouer trois dans l’espoir qu’elles puissent le tolérer un peu plus longtemps. Et si cela ne résous pas le problème, il est déjà entendu que le secrétariat sera réservé à des candidats masculins.
*
La motivation de Robinson n’a rien à voir avec l’argent, ou si peu que cela ne vaut pas la peine de le mentionner. Son objectif principal est de consolider puis d’étendre autant que possible l’entreprise familiale. Et son but ultime restera toujours le même : reconquérir une estime de lui-même. Son ego a été abimé par ce qu’il a perçu comme le mépris de son père. Les blessures de l’amour-propre peuvent être profondes mais chez Robinson on a l’impression qu’elles ont aussi été mutilantes. Et que le stress auquel il est soumis, et que le stress auquel il se soumet ne fait qu’aggraver la situation. Il lui reste d’ailleurs suffisamment de lucidité pour réaliser que tout ne tourne pas rond mais la seule solution qu’il arrive à concevoir est d’accélérer la cadence de son travail. L’exemple parfait d’un cercle vicieux.
*
Pour aggraver, si besoin était, la situation. Robinson enregistre succès et coups d’éclat. Bien que sa stratégie soit plus agressive que celle de son père, il est clair qu’il y a une communauté d’esprit, une même capacité d’analyse, et ce qui distingue leur vision passe, pour l’instant, comme négligeable.
Si quelques-uns sont tentés d’attribuer ses gains au hasard ou à la chance du débutant, personne ne peut alléguer que sa réussite survient dans un contexte favorable. Si les périodes de prospérité favorisent les gains des investisseurs, elles se prêtent peu à la prise de contrôle d’entreprises en difficulté.
*

États d'âme

Zoé ne se l’avouera jamais, et encore moins à qui que ce soit, mais elle est silencieusement rongée par son petit écureuil.
Ce Robinson, malgré, ou peut-être même à cause de son inertie, avec, en prime, son visage harmonieux et somme toute sympathique, sa stature virile, ses yeux bleus, son esprit vif, ce Robinson constitue un excellent parti.
Même s’il était petit, laid, atteint d’un furieux strabisme et d’un intellect poreux, un homme aussi riche ne sera jamais dénué d’intérêt.
Alors qu’est-ce qu’elle risque ? Un mariage expéditif ne peut mener qu’à deux destinations : une union heureuse jusqu’à ce que la mort les sépare ou un divorce tout aussi expéditif mais d’une rentabilité éblouissante.
Il ne lui reste qu’à trouver le moyen de parvenir à ses fins.
*
Celle-là, il la veut. Pas pour une partie de jambes en l’air, enfin pas seulement pour ça.
Elle est jolie, mais surtout racée : une authentique panthère noire, avec cette allure du fauve qui va sauter sur sa proie sans lui laisser la moindre chance de s’enfuir.
Alors il est prêt à considérer un mariage expéditif qui ne peut mener qu’à deux destinations : une union heureuse jusqu’à ce que la mort les sépare ou un divorce tout aussi expéditif mais sa connaissance du droit lui permet d’identifier des moyens de limiter les dégâts. Un investissement qui comporte des risques sans doute mais il est prêt à mettre toutes ses billes dans le même panier.
Il ne lui reste qu’à trouver le moyen de parvenir à ses fins. Et de déjouer la vigilance de ses geôliers.
*
Par souci d’équité dans le cas de Zoé et par prudence dans celui de Robinson, ils arrivent tous deux à la même conclusion : un mariage célébré dans la plus stricte intimité pour ne pas dire dans le plus grand
secret. Et pas question de consommer leur union avant d’en avoir négocié toutes les modalités.
*
Malgré tout ce que lui dit sa raison, elle sent bien que les choses ne seront pas si simples. Qu’il lui faudra de l’énergie et du courage pour affronter ce qui l’attend, mais qu’elle a indubitablement une chance de gagner. Elle espère surtout qu’à la fin du parcours, il y ait un enfant. Et que cet enfant ne soit pas son conjoint

La chute

C’était pourtant prévisible. Au cours des dernières semaines, la période de grâce d’Alistair s’est terminée. La détérioration qu’il a longtemps remise à plus tard, par une combinaison de chance et de volonté tire à sa fin.
Il dispose des ressources nécessaires pour lui éviter de séjourner en milieu hospitalier ou même dans une maison de soins palliatifs. Comme le veut l’adage populaire, il en est rendu à la morphine.
Maintenant qu’il réalise enfin qu’il va bientôt mourir, il voit la vie, sa vie, sous un tout autre angle. C’est quoi la réussite ? Bâtir un complexe si complexe que plus personne ne peut s’y retrouver ? Accumuler des milliards de dollars ? La fortune, ça se compte en quoi, en argent, en victoires, en conquêtes, en orgasmes ? La fortune se n’est pas seulement ce que l’on a gagné mais c’est aussi, et surtout, ce que l’on a donné. Et c’est ce qui préoccupe Alistair maintenant. Ce qu’il a légué de connaissance, de sagesse, d’expérience à son fils sera-t-il suffisant pour qu’il affronte ce que la vie lui demandera d’affronter ?
Pour l’aisance financière, l’avenir est assuré. Mais pour le bonheur ?
En même temps, Alistair réalise à quel point il a été heureux. Bien sûr, il a connu de grands malheurs, au premier rang la perte de la seule femme qu’il ait aimé, mais il a surtout été heureux de faire ce qu’il voulait faire, d’accomplir ses rêves les plus insensés, d’atteindre l’inaccessible étoile.
*
Si les triomphes se savourent en groupe, et si on peut partager son chagrin, les larmes ne prennent toute leur signification que dans la solitude.
Quoiqu’en dise ses médecins, Alistair exige qu’on le laisse seul. Il est habitué à ce que ses ordres, sa volonté, ne soient jamais contestés. Et tout ce que la médecine peut lui offrir maintenant, c’est le confort et la dignité. Cela peut sembler peu, mais il est une étape de la vie où rien n’importe d’avantage. Et Alistair n’a plus rien d’autre à demander. Il pourrait exiger que l’on mette un terme à sa déchéance, et il accepterait mal qu’on résiste à cette demande s’il la jugeait nécessaire, mais il n’en
est pas là. Il ne s’interroge même pas sur les raisons qui l’amènent, lui en fin de compte si orgueilleux, de se voir dépérir de la sorte. Un juste retour des choses peut-être. Peut-être aussi parce que les opioïdes qu’il reçoit provoquent une douce euphorie. Parce que lorsque vient l’heure des derniers jours, les priorités changent. Et à sa plus grande surprise, ce qu’il désire par-dessus tout maintenant, c’est de revoir Zoé une dernière fois.
*
Zoé accueille avec une gamme complexe d’émotions, l’invitation d’Alistair.
L’intuition féminine est peut-être un mythe, mais elle ne peut s’empêcher avec lequel elle s’est finalement toujours bien entendue. Un homme admirable à bien des égards, dont aucun n’est relié à sa fortune. Un homme de tête et un homme de coeur.
C’est sans la moindre appréhension qu’elle retourne auprès d’un maître qui n’est pas le sien.
*
Zoé.
Sa voix est réduite à sa plus simple expression. Mais la lumière de ses yeux trahit sans pudeur sa joie de la revoir.
Il prend sa main dans les siennes avec une tendresse qu’il n’a pas connue depuis si longtemps. Les idées se bousculent dans sa tête mais peu de mots atteignent sa bouche. Une sélection des plus importants. Quand vient le temps de la dernière chance, on jurerait que l’instinct l’emporte sur l’intellect.
- Chérie, tu as été la lumière de ma déchéance. Le seul espoir d’une prolongation de ma lignée. La seule chance qui reste à mes gènes de se perpétuer. Si je pouvais encore bander, je n’oserais te le dire, mais je t’aime Zoé. Tu seras la seule chose que mon fils a eue et que j’aurais voulu avoir et à laquelle je dois maintenant renoncer.
- Alistair, vous êtes un vieux libidineux incorrigible. Mais je vous aime bien et j’aurais bien aimé vous aimer encore longtemps.
Zoé, pourtant pudique, lui offre, en guise de cadeau d’adieu, une vue imprenable sur une intimité qu’elle n’aura partagé qu’avec un seul
homme. Et, curieusement, le geste n’a rien de vulgaire. Il relève plus de l’instinct que de la réflexion. Les yeux du vieux s’éclairent et refont leur focus sur le corsage de la femme qui se penche pour lui donner un chaste baiser sur le front. Zoé vient de payer un dernier tribut à la testostérone. Elle est maintenant prête à assumer son côté animal. Elle se languit de son homme. Les échos qu’il a éveillés en elle continuent de se répercuter.
*
Il ne le sait pas encore, mais Alistair ne parlera plus. Une dernière complication aura eu raison de l’aire du cerveau où siège la parole. Maintenant qu’il est à jamais muet Alistair, qui garde toute sa raison, se réjouit que ses derniers mots aient été pour cette femme. À Robinson, il n’aurait jamais su quoi dire.
*
Les jours passent, Alistair reste. Graduellement, la lumière de ses yeux se tamise mais un reflet persiste qui traduit le plaisir qu’il éprouve de persister encore un peu. Il apprécie chaque minute qu’il arrache au néant. Il ne croit pas à la vie après la vie mais loin de l’inquiéter, cette perspective le rassure. Il n’a aucun intérêt pour une vie éternelle. Ce qui fait la valeur de la vie a toujours été pour lui sa dimension éphémère. Ce que l’on peut avoir en quantité illimitée n’a que peu de valeur, même l’argent. Surtout l’argent. C’est ce qui fait la valeur du temps que l’on donne, infiniment plus précieux que l’or, l’encens ou la myrrhe. C’est aussi ce qui fait la valeur de l’amour, le plus intangible des trésors. Et la croyance populaire qu’il ne s’achète pas est un rare joyau de sagesse.
*
Lui, qui a toujours vécu à toute vitesse, se meurt à petit feu et c’est une joie dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Il découvre, tardivement, les bienfaits de la méditation. Son esprit se libère de toute préoccupation. Il se contente d’être encore un peu. D’être encore un peu un être pensant, dont la mutité le dispense d’avoir des derniers mots mémorables.
*
Ses derniers mots, ils ont été prévus dans son testament et on pourra les lire sur l’urne funéraire : j’ai fait de mon mieux.
Et quand on a le privilège de quitter ce monde avec la conviction d’avoir donné son plein rendement, la douleur du départ s’évapore.
*
Les doses de morphine sont les mêmes depuis plusieurs semaines, et c’est à tort qu’on leur attribue les vapeurs qui envahissent son esprit. L’angoisse de mourir s’estompe dans la nébulosité croissante de sa conscience. L’expérience devient psychédélique comme si on lui avait administré par erreur quelque drogue dure. Entre le monde des réels et le silence éternel qui l’attend, il plane. Tout comme son corps, son esprit est confortable, inconscient de sa position sur la rampe de départ.
*
Les râles ont conquis son arbre respiratoire mais il n’est plus en mesure de le réaliser. L’avenir de son corps se compte en heures mais il ne reste plus de trace de sa conscience. Il n’est pas encore tout à fait mort mais sa vie est tout à fait finie. Il ne laisse ni remord, ni regret. Rien n’est parfait et c’est très bien ainsi.
*
La nuit avance, accompagne le temps qui passe. La respiration s’est accélérée. Le coma est profond. Les doses de narcotique ont été augmentées. Il n’est plus question de confort, c’est maintenant affaire de dignité.
Les pupilles finissent par se dilater. La respiration à ralentir puis à s’arrêter. Un stéthoscope sur sa poitrine perçoit les derniers bruits cardiaques. C’est fini.
Vraiment ?
*
La brume, la buée, la vapeur, l’évaporation. On ne réalise jamais que l’on n’est plus, que la lumière est, définitivement, éteinte. Cela est juste et bon.

L'adieu à Richard

Richard a découvert le paradis.
Dans un premier temps, il a créé un réseau de sentiers qu’il parcourt à tous les jours. Josée, une employée de la cuisine, lui prépare à chaque soir un repas qu’il emporte dans sa forêt dès les premières lueurs de l’aube.
Ses pérégrinations sylvestres l’ont emmené dans une petite clairière où il s’occupe à aménager un sanctuaire où Zoé pourrait venir méditer. Car elle n’a pas très bonne mine sa belle amie et il voit bien qu’à chaque soir elle regarde plus sa nourriture qu’elle en ingurgite au prix d’efforts qu’elle ne cherche pas à dissimuler. Il n’est pas nécessaire d’être devin pour comprendre qu’il en est ainsi pendant toute la journée, pendant toutes les journées. Elle a perdu les quelques kilos que le bonheur lui avait fait gagner. Et elle passe ses journées dans la piscine, sans doute le meilleur endroit où elle peut pleurer sans pudeur.
Il n’a jamais été très habile avec les femmes. Les seules dont il a connu l’intimité étaient des prostituées qui n’exigent pas de grands discours. Alors, il ne se risque pas sur ce terrain miné où ses interventions pourraient aussi bien enfoncer davantage son amie que de lui faire du bien. Il n’est pas non plus très versé dans l’art du babillage de sorte que leurs repas communs sont surtout imprégnés de silence.
Si au moins Zoé pouvait lui dire à quel point sa présence et sa capacité de garder le silence plutôt que de faire du bruit pour le masquer, lui font un grand bien.
*
Les premières neiges ont obligé Richard à faire des choix. Il ne lui sera plus possible d’entretenir l’ensemble des sentiers. Celui qui mène au sanctuaire vient au tout premier rang.
*
Au fil des semaines la neige s’accumule en quantité record. Richard n’est pas incommodé par sa progression plus lente, ni par le fait d’abandonner les uns après les autres les sentiers qu’il a tenté de garder ouverts.
L’essentiel est préservé. Il a encore accès à cet endroit privilégié qui est devenu un abri qu’il entretient avec dévotion.
*
La nuit a apporté une nouvelle bordée. En quelques heures, il est tombé près d’un mètre d’une neige poudreuse. Mais la progression de Richard s’en trouve ralentie et l’heure de son repas est passée depuis longtemps quand il arrive aux abords du sanctuaire.
Il ne sent rien d’autre qu’une grande fatigue. La chute rapide du mercure n’a pas été perçue par son organisme épuisé. Il ne réalise pas qu’il meurt lorsqu’il tombe. Chez les diabétiques les infarctus sont souvent silencieux.
Une dernière pensée avant de s’en aller : j’ai gagné.
*
Personne n’a jamais rien su de son combat. De son point de vue, il aurait toujours voulu être un petit garçon. Pour jouer avec d’autres petits garçons. Surtout jouer au docteur. Pas pour leur faire du mal, juste pour s’amuser.
Mais il a toujours su que ce jeu n’est qu’un jeu seulement avec les garçons de son âge. Même si, dès qu’il a abordé la puberté, les mâles de sa génération ont cessé de l’intéresser.
Alors, il a fuit. Jusqu’en prison où il n’y a aucun petit garçon. Et dans les centres pour sans abri, où l’on n’en rencontre jamais. Comme en forêt.
La fuite a sans doute contribué à son succès. Peu importe le prix.
Il n’y aura pas de médaille pour souligner la victoire du brave homme. Il n’y a pas de récompense pour ceux dont le triomphe est d’avoir résisté à leurs pulsions. Comme s’il n’y avait aucun mérite à surmonter des désirs que l’on n’a pas choisis.
Richard est mort en humble. Richard est mort en grand.
*
Le retard de son ami ne peut avoir qu’une seule explication : il n’est pas en mesure de rentrer par lui-même. Le personnel se mobilise pour entreprendre les recherches mais dans la neige fraîche il n’y a qu’une
seule piste qui mène à un seul endroit où il n’y a qu’un seul cadavre. Il n’a même pas été nécessaire de sortir les chiens qui de toute façon n’ont pas été dressé pour autre chose qu’assurer la garde.
Mais comment annoncer cela à madame ?
*
Il n’y a pas de bonne façon d’annoncer une mauvaise nouvelle. Il n’y en a que certaines, pires que d’autres. Dans le respect de la hiérarchie, c’est la majordome qui s’en charge. Il est pour le moins surpris par la réaction de sa patronne. Elle exige de rentrer en ville dans les meilleurs délais.
*
On a beau lui expliquer qu’il est occupé Zoé n’est pas sur le point d’accepter que son conjoint soit occupé dans leur chambre à coucher. Ce qu’elle voit en entrant ne l’étonne pas, ne la déçoit même pas. Elle doit s’admettre que cela fait même son affaire de voir Robinson faire la sienne.
Pas de colère dans sa voix quand elle s’adresse au couple qui n’a pas encore réalisé sa présence :
- Quand tu auras terminé, Robinson, j’aimerais bien pouvoir te parler.
Rien de tel qu’une intervention de la légitime pour interrompre ce type d’activité.
Il y a de la crainte dans le regard que lui jette la petite demoiselle.
- Ne t’en fais pas moi aussi je suis déjà passée par là.
Ce qui n’empêche pas la demoiselle en question de filer sans prendre le temps de s’habiller. Joli brin de fille. Nettement plus en chair qu’elle ne le sera jamais.
- Mon cher, que dirais-tu de m’accorder le divorce sans faire de chichi ?
- Mais je t’aime Zoé !
Pas exactement la meilleure chose à dire dans les circonstances.
*
Néanmoins, un dialogue s’engage. Malgré la précarité de la situation, ils prennent le temps de s’écouter mutuellement.
Robinson dit avoir été renversé par un train qu’il n’a jamais vu venir. Il lui demande du même souffle de lui pardonner et de l’attendre. Six mois. C’est le temps dont il a besoin pour d’adapter à ses nouvelles fonctions. Pendant ce temps-là, elle peut reprendre son tour du monde. Vivre dans sa résidence personnelle. Bref, il lui laisse carte blanche. Six mois.
Zoé n’a pas grand-chose à dire. Elle perçoit l’offre de Robinson un peu comme un ultimatum. Mais a-t-elle vraiment quelque chose à perdre ?
Marché conclu. À une seule condition, elle ne veut pas qu’ils se revoient au cours des six prochains mois. Et elle ne s’objecte pas à ce qu’il continue, mais seulement pendant cette période, sa vie de garçon. De toute façon il peut être certain que le sujet sera à l’ordre du jour de leur prochaine rencontre

L'entrée au travail

Zoé s’est vu offrir un poste vice-présidente adjointe aux affaires caritatives.
Le salaire est absolument exorbitant mais il n’est pas sujet à négociation. Alistair a beau être ravi d’accueillir Zoé au sein d’une de ses organisations mais cela ne justifie par qu’il demande que l’on révise toute la structure salariale pour autant.
Mais plus que le salaire, c’est la nature de son travail qui l’enchante. Le nombre d’organismes qui demande une subvention est hallucinant et s’il existe une politique institutionnelle la marge discrétionnaire est énorme. Les dossiers qui parviennent à Zoé ont déjà été analysés et fait l’objet d’une recommandation par un subalterne. Les dossiers qu’elle rejette sont éliminés de la liste alors que ceux qu’elle approuve sont opérationnalisés ou soumis au conseil d’administration selon l’importance de la subvention.
Un travail qui pourrait être une simple routine de oui ou non selon son humeur matinale prend une toute autre allure quand on le confie à une personne de cette trempe.
Jusqu’à nouvel ordre, elle exige de rencontrer chaque subalterne qui lui soumet un dossier. Bien sûr, cela ne pourra pas durer très longtemps parce qu’une telle politique crée un goulot d’étranglement qui risque de provoquer bien du mécontentement.
Mais les subalternes en question sont ravis de voir que l’on s’intéresse finalement un peu à leur travail. Après avoir épluché une demi-douzaine de dossiers avec une personne, Zoé commence à se faire une idée de sa façon de pensée et passe à la prochaine. Et chacun est invité à la contacter s’il ressent le besoin de discuter d’un dossier en particulier.
Non seulement Zoé a-t-elle conquis en quelques semaines, la majorité absolue des membres de son département, mais comme cela est toujours le cas, elle suscite bien des commentaires dans toute l’organisation. Or, on ne dirige pas une telle entreprise sans être informé des principales rumeurs qui y circulent.
Alistair ne peut que se réjouir. L’atout Zoé non seulement vient renforcer son jeu au moment où sa santé décline mais il vient aussi renforcer celui de son fils qui risque d’avoir besoin de tous les atouts dont il pourra disposer au cours des prochaines années.
Alistair n’est pas du type à se vautrer dans les regrets mais il se reproche de ne pas avoir envisagé qu’il lui faudrait peut-être passer les commandes plus tôt que prévu à son rejeton et il regrette de ne pas avoir amorcé la transition plus rapidement plutôt que d’avoir à brûler les étapes.
*
Robinson la trouve moins drôle. Après l’euphorie des premiers jours, il cède progressivement à la panique. Il a réussi à devenir avocat sans se faire d’hernie, peut-être un peu parce qu’il est le fils à son père, mais il ne doute quand même pas de ses capacités intellectuelles. Mais la masse d’information qu’il doit assimiler, la complexité invraisemblable et, lui semble-t-il, un peu ridicule de ce réseau, les différences parfois subtiles entre l’organigramme institutionnel et l’exercice réel du pouvoir, tout ce dont il rêvait tourne au cauchemar.
Si son père travaillait douze heures par jour sept jours sur sept, il essaie d’en faire le double, au moins. Il a pris l’habitude de pisser assis pour ne pas perdre une seconde de trop dans l’étude de ses dossiers. Sans blague, Robinson Inc. est plus complexe que tous les droits réunis et exige en plus de connaître le droit pour étirer l’élastique sans jamais atteindre le point de rupture. *
La distance s’est insidieusement installée entre les conjoints. D’abord Zoé, elle-même accaparée par ses nouvelles fonctions y a trouvé son compte.
À la décharge de Robinson, il faut bien avouer que la complexité du défi qu’il doit relever n’a pas de commune mesure avec celui que Zoé affronte.
Mais cette distance s’est rapidement transformée en absence complète. Impossible même de lui parler au téléphone, le mur qu’il a érigé autour de lui est imperméable même aux appels répétés de sa conjointe.
Et s’il dort quelque part, Zoé ne sait pas où. Ni avec qui. Non qu’elle soit jalouse mais elle connait l’appétit de son homme et elle sait qu’il y a
certains travaux auxquels il lui répugne de faire lui-même : ce n’est certes pas un travailleur manuel.
*
C’est avec les meilleures intentions du monde que Robinson s’est éloigné du lit conjugal. Amant attentif, il n’est pas pour imposer cette corvée à Zoé. Il réalise le ridicule de la situation mais il exige que l’on continue à lui refiler de l’information, sous le couvert d’un paravent, pendant qu’on s’affaire à remettre son système hormonal à jour. On peut douter de la rétention de l’information dans de telles conditions mais ce n’est qu’ainsi que Robinson arrive à se détendre suffisamment pour arriver à destination. Et de se détendre, il en a le plus grand et le plus urgent besoin.
*
Les points rapidement gagnés sont encore plus rapidement perdus. Même si Zoé inspire le plus grand respect pour la qualité de son travail, elle ne peut que remarquer les regards complaisants que l’on pose sur elle. Sa situation conjugale attriste ses principaux collaborateurs mais il est impossible de faire taire la machine à rumeurs. Alistair en sait quelque chose.
*
Il n’est pas homme de grands discours. Mais c’est avec une grande honnêteté qu’il livre le fond de sa pensée à son fils.
- Tu es en train de manquer le bateau mon gars.
Robinson ne se souvient pas d’avoir été appelé ainsi par son père.
- Je comprends et j’admire tes efforts pour être en mesure de me succéder. Je m’excuse de ne pas avoir commencé à t’initier plus tôt. Même un vieux comme moi se refuse à envisager qu’il puisse tomber malade, et tomber est, dans mon cas, le mot qui convient. Et plus encore, j’ai refusé de considérer même de loin la possibilité que je puisse mourir un jour. N’est-ce pas le propre des empereurs de se croire immortels ? Mais la vie m’a rattrapé et t’oblige, toi, à rattraper le temps que j’ai, moi, perdu.
Mais même si mon empire devrait être réduit au néant, tu n’auras pas tout perdu si tu as su conserver son joyau le plus précieux. Zoé !
- Je n’ai pas l’intention de la perdre, crois-moi. Tu seras peut-être surpris mais je suis entièrement d’accord avec toi. Zoé et moi avons convenu de prendre une pause de six mois. C’est le temps que je me donne pour relever l’essentiel du défi que tu m’as toi-même imposé.
Après six mois, ce sera le retour à la normale où la fin. Une solution que je refuse d’envisager. Six mois. C’est tout. C’est offrir un cadeau aussi précieux.
*
Elle aurait pu persister, rester et se battre. Mais Zoé n’a pas d’ambition. Travailler dans les conditions actuelles ne l’intéresse absolument pas. Elle a demandé et obtenu une rencontre avec le grand patron.
C’est lui qui lui offre la solution. Une retraite stratégique dans son petit domaine. Six mois selon ce que Robinson lui a dit. Après ce délai, elle pourra reprendre son poste exactement là où elle le laisse. Une bien sage décision.
*
Le personnel est d’une attention exemplaire avec elle. La situation de Zoé leur a clairement été exposée et les consignes sont encore plus claires que strictes. Il n’y a pas de place pour le sentimentalisme, le sensationnalisme, le paternalisme. L’heure est à la compassion discrète, à l’oreille attentive et à la bouche cousue.
Compte tenu de l’éloignement de la résidence, plus de la moitié des gens qui y travaillent ont non seulement une formation mais pour la plupart d’entre eux une longue expérience dans les forces de l’ordre ou la crème des services privés de sécurité.
Le problème pour Zoé, n’est pas l’attitude du personnel même la nature même de la relation qui s’établit entre patron et employés. Elle a le plus souvent vécu en solitaire mais à peu près jamais isolée. Si elle s’écoutait, elle passerait les prochains mois dans son vieil appartement avec ses bons vieux copains.
Pour l’instant, elle se contente de leur lancer une invitation qui a des allures de SOS.
*
Du côté de Robinson, c’est la surchauffe. À l’impossible nul n’est tenu mais à s’y acharner, on finit par se brûler les ailes. Les rouages du cerveau du jeune homme commencent à se détraquer. L’épuisement l’entraîne vers des comportements troublés et troublants. Il n’est pas facile de le côtoyer car son caractère irascible entre souvent en éruption de façon imprévisible et il se forme autour de lui une zone de sécurité que plus personne ne franchit à moins d’y être contraint. Pire encore il affiche aussi un comportement agressif envers les petites mademoiselles qui sont maintenant recrutées chez les prostituées même si elles doivent se soumettre à une évaluation en profondeur et une période de quarantaine. De sorte qu’il y en a un nombre de plus en plus restreint et de plus en plus réticent. Et qu’il faut les payer de plus en plus cher.
*

le retour aux sources

Les gars ont bien compris qu’elle ne les avait pas oubliés. Une, très, occasionnelle carte postale provenant du bout du monde la rappelait à leur mémoire.
Chacune d’entre elles avec les mêmes phrases :
Je suis heureuse. Je vous embrasse. À bientôt. Votre Zoé.
Robinson ne s’est pas trop fait tirer l’oreille. Il lui a donné carte blanche pour aller souper, veiller et même passer la nuit dans son appartement avec ses vieux copains. Il n’a toutefois pas mentionné la horde d’agents de sécurité qui patrouilleront les environs. Mais comme personne ne remarque leur présence, à quoi bon le mentionner.
- Que tu es belle ! Je ne t’aurais jamais imaginée bronzée.
- Et tu as pris un peu de poids !
- Oui, mais une fée l’a aidée à le distribuer exactement là où il le fallait.
- Seigneur, je pense que tu es encore plus jolie qu’avant.
- Oui, et tu as vu cette robe ? Magnifique !
Cette dernière remarque est évidemment attribuable à Daniel car Richard ne l’aurait jamais réalisé si elle avait porté un vieux t-shirt troué et un jeans délavé.
*
La joie de Zoé fait plaisir à voir. Elle se confond de nouveau en remerciements pour l’aide qu’ils lui ont apporté quand elle s’est mariée, et non, elle ne le regrette pas. Merci aussi pour votre accueil, j’ai l’impression de ne jamais être partie. Et je vous ai apporté un petit cadeau. Pour Richard une élégante veste de cuir d’allure très virile et pour Daniel une bouteille délirante d’un Cognac prestigieux. Chacun de ces présents vaut davantage que le loyer qu’ils paient pendant toute une année, mais ils n’ont pas besoin de le savoir.
Leur association n’aura duré que quelques saisons mais Richard est le seul à manifester un chagrin tamisé par le bonheur pétillant de Zoé.
Daniel, lui, a repris sa vie effrénée et il semble très bien s’en porter. Il ne reste à l’appartement que pas souci d’économie parce qu’il aimerait bien y faire la fiesta à toutes les nuits. Il n’aura pas à attendre longtemps pour voir son rêve se réaliser.
Pour Richard, la situation est plus pénible. Des ennuis de santé avec lesquels il ne veut pas ennuyer ses amis. Mais, par moments, il arrive mal à dissimuler qu’il est souffrant. Il n’aura pas à attendre longtemps avant de voir sa situation se métamorphoser.
Pour ce soir, c’est le retour aux sources avec de nouveau un budget illimité avec la différence que Zoé a apporté quelques bonnes bouteilles puisée, avec autorisation, dans le cellier d’Alistair qui a sérieusement influencé ses choix. Un Romanée-Conti 1967, un château Cheval Blanc 1975 et un Grand Échezeaux 1969, trio fort sympathique de grands crus pour un autre trio de gens sympathiques.
Pour ces trois amis, c’est une répétition de leur réveillon de Noël avec, en prime, le sourire plus épanoui d’une Zoé resplendissante.
La soirée se conclut par une invitation : il est grand temps que les gars fassent davantage connaissance avec monsieur son mari.
*
Tenue de ville obligatoire. Les garçons ne sont pas habitués à ces lieux de grand luxe, un peu guindés mais où les trous dans l’atmosphère sont largement compensés par la qualité exceptionnelle de la bouffe.
Robinson accapare la carte des vins et élabore ses choix à partir du menu que chacun a choisi.
Il est bien content de partager ce repas avec ces hommes pour lesquels il n’aurait, en d’autres circonstances, aucune affinité.
Par moments, la conversation languit un peu mais Zoé interprète avec brio son rôle de maître de cérémonie et repart le bal sur un nouveau sujet.
De nouveau, la soirée se conclut par une invitation : il faut absolument que les gars viennent visiter son « chalet ». Un seul bémol, il n’est pas certain que Robinson puisse se libérer.
*
C’est la première difficulté qui affecte le couple, ce sera, de toute leur histoire, la principale, pour ne pas dire la seule.
Zoé vient d’être reléguée au deuxième rang. Loin, de plus en plus loin, derrière sa rivale qui règne triomphalement au sommet. Robinson se consacre entièrement à ce travail auquel il a rêvé depuis bien plus longtemps qu’il a rêvé d’elle. Tous les prétextes sont bons pour rester au bureau jusqu’au milieu de la nuit, pour un déplacement d’urgence, pour une réunion qu’il ne peut absolument pas manquer.
Zoé a, pour l’instant, une bouée qui lui permet de se rassurer. Alistair a annoncé à mots couverts que sa santé décline mais il faudrait être aveugle pour ne pas le réaliser. Sa maigreur est sur le point de surpasser celle de Zoé qui, malgré ses trois ou quatre kilos supplémentaires a de justesse quitté la catégorie squelette ambulatoire. Mais c’est surtout le teint du malade qui trahit la sévérité de sa maladie. Il semble à chaque jour à la fois plus jaune et plus pâle; ses conjonctives surtout lui donnent des allures d’extraterrestre. Et sa voix qui pâlit elle aussi pour devenir aussi caverneux et sourde que s’il était déjà enterré.
Alors Zoé se calme et se dit que bientôt le vieil homme ne sera plus là et que même si les choses ne redeviennent pas tout à fait comme avant, au moins le pire sera passé.
*
Le simple fait de s’y rendre en hélicoptère annonçait déjà les couleurs. Ils sont accueillis chaleureusement par les véritables maîtres des lieux qui semblent deviner les liens d’amitié qui les unissent à leur maitresse : un couple de bergers allemands, pourtant farouchement dressés pour la garde les reçoit comme s’ils étaient de vieux amis. L’explication est plus simple et moins poétique : pendant leur entrainement on leur a appris à accepter la présence de quiconque descend de cet hélicoptère, mais seulement après avoir identifié le pilote.
Les gars sont éblouis par la résidence de Zoé. Une merveille architecturale de pierres dont la fenestration abondante s’ouvre sur un lac calme comme un miroir dans lequel se reflète la nature sauvage de la propriété. Un toit de cuivre, verdi par le temps, finit de donner à l’ensemble un caractère noble et ancien.
*
Zoé ne s’en vante pas mais les titres de propriété sont à son nom et elle détient tous les droits sur son modeste chalet dont la vente, à elle seule, suffirait largement à assurer son avenir jusqu’à ce qu’elle soit centenaire.
*
Comme prévu, Robinson n’a pu se libérer, mais tant pis, on se passera de lui.
Malgré son absence, les rôles, aujourd’hui, seront différents, trahissant un peu plus les changements qui s’installent au sein du trio. Richard n’aura pas à cuisiner et Daniel ne sera pas le maître incontesté des alcools. Même Zoé a été supplantée par un majordome qui supervisera avec discrétion et efficacité chaque étape de la soirée.
Pendant que le personnel s’affaire à préparer le repas, les trois amis optent pour une petite balade sur le lac. Bien sûr, ils ne le savent pas encore, mais ce seront les derniers moments qu’ils passeront seuls ensemble tous les trois. Mais, peut-être par intuition, et certainement parce qu’ils savent que le temps qu’ils auront ensemble leur sera compté, ce petit tour sur l’eau donne lui à une déclaration commune d’amour. Ils se disent ce que chacun sait déjà mais qu’il fait toujours bon à entendre. Quel meilleur endroit que le milieu d’un lac pour un chant du cygne ?
*
Zoé a déjà vu ce geste mais elle n’arrive pas à croire que Richard puisse le poser. Sa question n’en est pas vraiment une mais un refus de cette réalité :
- Richard, qu’est-ce que tu fais là ?
- Comme tu le vois, je m’injecte de l’insuline.
- Mais… depuis quand ?
Le diabète de Richard a été diagnostiqué alors qu’il était en prison. Pendant des années, il a fait, avec plus ou moins de conviction, attention à sa diète et a pris des hypoglycémiants. Mais depuis quelques mois, ceux-ci ne suffisent plus et il essaie de s’acheter un peu plus d’avenir à coups d’injections.
*
La mauvaise nouvelle est vite reléguée aux oubliettes par l’atmosphère qui se poursuit sur le même ton affectueux et chaleureux. Si les gars s’étonnent de voir autant d’employés que dans un grand restaurant, ils reconnaissent que l’ambiance y est toute autre et qu’ils constituent une équipe qui partage plus que le travail.
La bouffe est divine, les vins sont sublimes mais cela n’empêche pas le temps de passer et les garçons sont escortés Zoé regagne ses quartiers en baignant dans une douce euphorie qui lui a cruellement fait défaut depuis quelque temps.
*
Un coup de masse. Autant l’ambiance a été lumineuse, autant celle du matin est sombre. La conversation tourne autour du silence.
Zoé se trouve même un prétexte pour s’absenter quelques minutes. Pour aller pleurer. Elle voudrait bien masquer ses yeux rougis, mais pas question de retourner à table avec des verres fumés. Les gars ne passent aucun commentaire mais il est évident que leur état d’âme se rapproche de celui de leur amie.
- Je t’envie ma belle de pouvoir te réfugier dans un endroit aussi sublime. Si j’avais les moyens je deviendrais ton voisin, lui déclare Richard
- Mais pourquoi ne resterait tu pas avec moi ? J’adorerais avoir le plaisir de ta compagnie.
- J’aimerais bien ça ma belle mais tu me connais assez pour savoir que je n’ai pas été conçu pour un rôle de parasite.
- Il y a sûrement quelque chose que tu pourrais faire pour te rendre utile. Laisse-moi y penser une seconde. Tu pourrais heu… tu pourrais… être garde-chasse. Le terrain est immense, des millions de pieds carrés. Il doit bien falloir toute une journée pour en faire le tour. Tiens tu pourrais baliser un sentier autour du lac.
- Zoé, je sais que tu dis ça pour être gentille, mais tu sais très bien que tu n’as aucun besoin de moi.
- Au contraire, si tu savais à quel point.
Elle quitte la table en larmes. Les gars échangent un regard perplexe. Mais qu’est-ce qui se passe ? Ils conviennent que ce ne serait finalement pas une mauvaise idée que Richard passe quelque temps ici.
*
Zoé a retrouvé son calme et son sourire. Elle serre Daniel dans ses bras, comme si c’était la dernière fois. Mais ils se reverront bientôt, malheureusement.
*
Richard n’a qu’un but en tête. Entreprendre son nouveau boulot. La nature est un rêve dont il n’était pas même pas conscient. Mais réaliser que l’on souhaite quelque chose au même moment qu’on l’obtient, n’est-ce pas une des formes sublimes du bonheur ?
*
Zoé, encore une fois, se résigne à faire son deuil. Richard ne pouvait quand même pas remplacer l’époux qu’elle a perdu aux mains de son travail. Et le fait qu’il est recommencé à meubler ses nuits d’étoiles filantes n’y change pas grand-chose. Bien sûr, elle s’attendait et elle aurait espéré une fidélité à toute épreuve. Mais elle préfère laisser la corvée des petites vites à des substituts pour lesquelles elle éprouve de la pitié sans la moindre

routine

Le début d’une routine
Les semaines se sont accumulées pour former des mois, mais bien que Robinson ait été tenté de croire que son père avait fini par l’oublier, il a reçu un appel qui est un rappel à la réalité.
Soixante dix-sept jours. Pour l’un comme pour l’autre, cette période aura été la plus heureuse de leur vie.
Mais l’heure des complications a sonné et il n’y a pas d’alternative. Si Robinson est bien décidé à s’affirmer et à ne plus se plier passivement aux volontés de son père, il ne peut éviter la confrontation qui s’annonce.
Comment Robinson pourrait-il deviner qu’il se rend au chevet d’un malade ?
*
En regardant son père, Robinson voyait un ennemi, au mieux un adversaire. Un fils aurait vu à quel point l’homme était devenu un vieillard, à quel point il avait diminué en poids mais aussi en taille comme s’il s’était tassé sur lui-même. Un fils aurait remarqué la profondeur des rides mais surtout le teint malsain de sa peau maintenant constellée de lésions suspecte. Un fils, enfin, aurait perçu le masque de la mort sur le visage de son père.
Pourtant, il y a dans les yeux d’Alistair une lumière qui brille pour la première fois. Ils reflètent une fierté nouvelle de ce fils qui a su défier sa volonté, déjouer l’étroit filet qu’il avait tissé autour de lui pour le maintenir dans le rôle qu’il lui avait alloué.
C’est en voyant Zoé que le vieil homme réalise son erreur. Faire défiler des mannequins dans la vie et dans le lit de son fils comblait sans doute ses propres fantasmes mais ne présentait aucun intérêt en comparaison du plaisir de partager sa vie avec une femme de cet acabit dont il était, lui le vieux tombeur, tombé sous le charme. Il ressentait une pointe de jalousie, comme s’il aurait lui-même dû en dénicher une sur le même modèle mais surtout une grande admiration pour ce fils qu’il a sans doute sous-estimé.
*
- Et vous ma chère Zoé, souhaitez vous réintégrer le marché du travail ?
- Ni mon expérience de vendeuse chez un disquaire de mon quartier, ni mes défilés de mode ne me qualifient, pour l’instant… à un poste de direction, mais j’aimerais bien, comme vous le dites si bien, réintégrer le marché du travail, si vous avez un poste qui me sourit avec, bien sûr, un salaire convenable.
- Mon cher Robinson, je ne sais pas comment tu t’es débrouillé pour dénicher cette perle et d’ailleurs j’aime beaucoup mieux ne pas le savoir, mais je te lève mon chapeau, c’est un coup de maître.
Robinson ne peut s’empêcher d’éprouver une grande fierté. Il a beaucoup souffert de ne pas avoir su gagner la confiance de son père. Cet éloge lui va droit au coeur.
*
L’heure des choses sérieuses qui, pour Alistair, précédera de peu la dernière heure, a sonné.
Ce n’est plus par despotisme mais à cause de l’urgence de la situation que c’est le père qui établit les priorités et dicte l’agenda.
Au tout premier plan la nécessité de faire le tour du domaine. Jusque là, Alistair était le seul à connaitre tous les rouages de l’organisation. Bien sûr, en se regroupant les divers directeurs auraient pu reconstituer l’essentiel de la structure mais pas la vision qui a mené à son édification et qui modèlera son avenir.
*
Robinson se surprend à admirer son père, à apprécier sa perspicacité et même à savourer le temps qu’il passe avec lui. Il se sent grandi par le regard que son père pose sur lui, sur la confiance qu’il lui manifeste de plus en plus. Sur la finesse de sa pensée, ses dons d’anticipation qui semblent parfois relever de la prophétie. Et par l’ampleur insoupçonnée de sa fortune. D’autant plus que si son père a souvent su exploiter les failles dans les lois et règlements, il a mis sur pied un important et onéreux service juridique pour s’assurer qu’il était invulnérable face à toute poursuite ou accusation de fraude. Il a aussi créé un département de fiscalité qui lui a permis d’alléger le fardeau imposé par la taxation.
*
Alistair se surprend à admirer son fils. Il ne soupçonnait pas sa vivacité d’esprit, sa capacité de retenir l’information, de percevoir le plan derrière la diversité des morceaux du casse-tête. Et il devine que son fils pourra perpétuer la philosophie dont il a lui-même hérité de son père.
Il n’espère plus maintenant qu’avoir le temps de tenir son petit-fils dans ses bras, mais il ne se fait pas d’illusion.
*
Zoé se surprend à aimer Alistair. Le portrait que lui en avait dressé Robinson lui semble beaucoup plus noir que ce qu’elle perçoit. Le noir c’est cette fin qu’elle sent déjà prochaine.
Elle a bien deviné, dans sa façon qu’il a de la regarder, le cadeau qu’il voudrait qu’elle lui fasse. Mais elle n’est pas prête et elle le regrette. Il est trop tôt pour pondre alors que le nid n’est pas construit.
Et elle veut profiter encore pleinement de ce corps qu’elle a trainé comme un boulet pendant tant d’années.
Elle se sent un peu coupable et égoïste mais elle s’efforce de compenser en dispensant généreusement attention et affection avec cet homme qu’elle a adopté comme un père.
*
Pas de problème avec la négociation salariale. Robinson apprend que son père, pour des considérations fiscales, lui verse un salaire depuis le jour de son seizième anniversaire.
Le solde de son compte en banque pourrait lui permettre de prendre immédiatement une retraite dorée.
Et en guise de cadeau d’anniversaire, Alistair lui a acheté une immense et luxueuse résidence dans le quartier le plus prestigieux de la ville. Quant à Zoé, elle devra se contenter d’une résidence secondaire, un petit manoir avec une douzaine de chambres, il faut bien prévoir de la place pour les enfants, sur un terrain de trois cents acres avec son lac privé et ses deux majestueuses piscines dont une est intérieure. Avec, bien sûr, tout le personnel nécessaire pour assurer son entretien dont un cuisinier et un sommelier de réputation internationale. Maintenant qu’ils sont à la
retraite, ils profitent d’une vie tranquille tout en bénéficiant enfin du plaisir de pouvoir vivre ensemble au grand jour. Alistair, bien renseigné comme toujours, sait très bien que sa bru n’aura aucun problème à côtoyer des homosexuels et se réjouit d’avance que ses petits-enfants apprennent à grandir à l’abri des préjugés

La nuit de noces

La nuit de noces
Robinson n’a pas l’habitude de l’abstinence.
Passer la nuit dans la même chambre qu’une femme sans lui toucher est pour lui de l’inédit. Il est bien déçu de ne pas pouvoir consommer son mariage et se retient de violer leur entente.
Zoé a l’habitude de l’abstinence.
En fait, elle a honte de sa virginité. Elle se sent bien innocente dans la chambre d’un mari aussi expérimenté. Elle est très heureuse de ne pas avoir à consommer son mariage et se demande anxieusement comment révéler la réalité à son conjoint.
D’un commun accord, ils portent des tenues d’une grande sobriété. En vertu du même accord, ils se tiennent à bonne distance dans l’immense suite dont ils disposent mais qui n’a toutefois qu’un seul lit aussi grand soit-il.
En fait, ils se parlent beaucoup mais se regardent peu. Le partage de cette priorité augure bien pour la suite des évènements.
*
La première question qu’ils abordent est celle du pourquoi de ce mariage. Et heureusement, tous les deux décident de jouer franc-jeu.
Zoé s’exprime la première :
« Je me suis dis que je n’avais rien à perdre.
Si ça marche, je gagne un compagnon avec lequel je pourrai finir mes jours sans avoir à me soucier de solitude. J’aurai la chance de vivre une vie d’un luxe dont je ne connais rien, que je n’imagine même pas, dont en fait, je n’ai jamais rêvé. Si nous devions avoir des enfants, je pourrais leur assurer tout ce dont ils pourraient avoir besoin.
Si ça échoue, je retournerai à une vie qui me satisfaisait et qui continuerait de me satisfaire si je devais y retourner, plus riche d’une nouvelle expérience et je l’admets d’une éventuelle prime de séparation. C’est donc une aventure où je n’aurais rien perdu sauf, peut-être, ma virginité. »
Zoé rougit. Robinson blanchit.
Elle n’avait pas prémédité cet aveu.
Il n’avait pas envisagé cette éventualité.
Elle éprouve un mélange de gêne et de satisfaction.
Il éprouve un mélange de doute et de stupéfaction.
Elle se dit : il va me prendre pour une pucelle complètement déphasée.
Il se dit : elle n’a aucune raison de me mentir et j’ai toutes les raisons de la croire.
Suit une période de silence, chacun étant plongé dans ses réflexions.
Robinson émerge le premier et prend la parole :
« Je me suis aussi dit que je n’avais rien à perdre mais tout à gagner.
Si ça marche, je gagne une compagne avec laquelle je pourrai finir mes jours sans avoir à me soucier du visage de celle que l’on me jette en pâture à chaque soir.
Le mariage m’ouvre les portes d’une vie professionnelle à laquelle j’aspire depuis des années. Mon père n’a plus de raison de me maintenir dans ma condition actuelle. Je n’entrevois que deux possibilités : un voyage de noces de trois ans ou une entrée anticipée sur le marché du travail. Dans un cas comme dans l’autre, j’en retire une nette amélioration de ma qualité de vie.
Quant à un échec, j’aime mieux ne pas trop l’envisager mais mes gains sur le plan professionnels seront vraisemblablement permanents. Sinon, je me remarie dans le mois ! »
*
Ils se sont couchés en se saluant poliment. Se donner la main eût été grotesque et l’un comme l’autre n’auraient été confortables de se faire une simple bise.
Robinson, manifestement l’âme en paix, s’est endormi en une fraction de seconde. Il dort sur le dos et Zoé doit tendre l’oreille pour percevoir le bruit discret de sa respiration. Malgré la lumière tamisée, Zoé étudie le
visage de celui qu’il lui faudra bien apprendre à appeler son conjoint. La détente du sommeil souligne la délicatesse de ses traits. Sans cette barbe naissante dont elle se plait à imaginer la rugosité, il aurait même un côté enfantin. Elle s’avoue qu’elle aurait pu tomber sur bien pire mais pas sur bien mieux.
Quand le sommeil finit par la gagner à son tour, elle est beaucoup plus proche de son mari qu’elle ne l’avait prévu.
*
Si la nuit porte parfois conseil, Zoé découvre qu’elle peut aussi véhiculer de l’information.
Un rappel : tout le monde bouge pendant son sommeil.
Et une révélation : les hommes ont une érection matinale.
Elle s’éloigne tout doucement pour ne pas éveiller l’homme ni stimuler la bête

Le maillot

Le maillot
Dénicher un maillot de bain noir qui lui fasse sans qu’elle ait l’air de flotter dans un scaphandre s’est avéré une tâche impossible. Elle a donc dû se résoudre à se rabattre sur une atrocité en noir et blanc qui lui donne des allures de zèbre famélique. Sans compter qu’il donne à sa poitrine un relief démesuré qui trahit la réalité.
Par contre, pour trouver un cours de natation pour adulte débutant a été un jeu d’enfant.
Le centre sportif communautaire en offre selon un horaire qui lui convient parfaitement.
Comme il fallait s’y attendre, le moniteur est un beau jeune homme chaleureux et en chaleur dont elle sera le principal centre d’intérêt, les seules autres étudiantes étant de dignes dames qui auraient fort bien pu être ses grands-mères.
Le seul bon côté est qu’éviter le soutien excessif et les mains quelque peu baladeuses du moniteur ont été une intense motivation à perdre rapidement toute peur de l’eau. Le malaise que lui inspire la promiscuité avec cet individu qui lui semble abuser de la situation la motive encore plus que son désir de vaincre sa peur de l’eau.
En fait, malgré sa maigre masse adipeuse, elle s’est, à sa grande surprise, métamorphosée en quelques heures de pierre inerte en saumon d’eau douce. Elle s’est même rapidement adaptée à la température de l’eau qui à prime abord la frigorifiait.
Et quand le moniteur s’était hasardé à lui faire des avances, il avait rapidement dû reculer une fois pour toutes.
Ce n’est pas de lui mais d’une des dames dont l’incapacité d’apprentissage de la natation n’altérait en rien leur capacité impressionnante de bavarder que la surprise devait survenir.
- Ma chère Zoé, si vous me permettez, je me demande comment il se fait qu’une jolie fille comme vous, avec un corps aussi menu que le vôtre n’est pas devenue mannequin.
- L’occasion ne s’est jamais présentée, sans doute. Et je ne suis pas certaine d’être faite pour ce genre de vie là.
- Préjugés que tout cela, il n’est pas nécessaire de courir après une carrière internationale et de vouloir à tout prix faire fortune. Le métier offre de nombreuses opportunités à celles qui ne souhaitent qu’arrondir à l’occasion, leurs fins de mois ou même n’en faire qu’une seule fois l’expérience. Tenez, si cela vous tente je vous laisse les coordonnées d’un bon ami que vous pourriez aller voir en toute confiance.»
*
Zoé n’a pas hésité bien longtemps. Elle se sait tout à fait capable de se défendre et d’imposer ses limites. Dès le lendemain, elle appelle monsieur Mailhot, un nom prédestiné il faut croire, pour un premier rendez-vous.
*
Le monsieur Mailhot en question est une véritable caricature. Court sur pattes avec des genoux cagneux, il se déplace constamment, en apparence au hasard, manifestant la plus grande nervosité. Une voix éraillée, un discours est rapide, saccadé, répétitif et somme toute, difficilement compréhensible.
Une allure complètement démodée, avec le cheveu rare divisé en plein centre d’un crâne ovoïde, une fine mais néanmoins ridicule moustache et pour compléter le tout des lunettes rondes à la monture dénuée de branche qu’il remonte constamment sur un petit nez retroussé.
« Allez, déshabillez-vous.
- Pardon ?
- Ah oui, j’oubliais, il vous faut des vêtements à essayer. Gertrude !!! »
La Gertrude en question semble sortir du même conte de fées. Aussi grande que l’autre est court, ses cheveux gris regroupés en un chignon qui lui donne des airs d’une vieille institutrice de campagne. Et ses lunettes semblent sorties du même musée que celles de monsieur Mailhot qu’elle appelle avec déférence monsieur Albert.
Difficile à croire que ces deux là puissent vivre de ce métier. Et pourtant, l’avenir lui prouvera qu’ils savent très bien tirer leur épingle du jeu.
Comme si elle avait lu dans son âme, Gertrude lui amène une longue robe noire, élégante, toute en dentelles. Pas besoin de la moindre retouche. On dirait qu’elle a été faite sur mesure. Zoé rêve déjà de se l’offrir. Sur le champ monsieur Albert lui offre de la porter au défilé des magasins Rayon qui aura lieu à la fin du mois.
Sans se préoccuper des honoraires, Zoé, prise au jeu, s’empresse d’accepter. Ses craintes de se retrouver au sein d’un réseau de prostitution ou d’être soumise à la tentation des drogues dures se sont évanouies. Elle n’a toutefois pas la moindre idée des conséquences de sa décision, ni des écueils vers lesquelles elle se dirige. Le danger est d’autant plus grand qu’elle n’en soupçonne pas la nature.
*
Jamais Zoé ne se doutera que Richard connait intimement Gertrude sous le nom de Germain qui n’est pas, non plus, son vrai prénom.
*
Le premier défilé auquel participe Zoé se déroule sous le signe de l’amateurisme. Ce sera le seul. Sans surprise, dans la salle se trouve un des recruteurs de la maison Rayon. Il n’a pas besoin de réfléchir et il dispose de toute la latitude nécessaire. Il fait à Zoé une offre qu’elle peut difficilement refuser.
Sa formation personnalisée, pour laquelle elle sera grassement payée, débutera dès qu’elle aura confirmé sa décision.
Elle n’a pas même pas besoin de signer le moindre contrat. Pas nécessaire de lire son horoscope, la fortune lui sourit. Son statut vient de passer d’employée à celui travailleuse autonome. Une décision que, malgré toutes les conséquences, aussi imprévisibles soient-elles, elle n’arrivera jamais à regretter.
*
Pour les gars, la nouvelle vie de leur amie crée une indéniable insécurité. Ils connaissent la fragilité de leur alliance et tous les changements sont perçus comme une menace au fragile équilibre qui les maintient ensemble. Mais malgré les risques, pour eux comme pour elle, l’heure est à la célébration et ils revivent un nouveau réveillon où chacun retrouve son rôle avec brio.
*
Rien de trop sorcier dans cet apprentissage. Essentiellement une question de maintien. Et de tolérance face à l’attitude négative de celles qui se sentent en compétition. Pour Zoé, le tout à des allures d’un jeu de Barbie où, pour un prix exorbitant, elle accepte de jouer à la poupée.
Alors qu’elles sont toutes bâties sur le même moule d’anorexie, Zoé se distingue par ses yeux d’acier au regard froid qui lui donne cette allure recherchée chez les professionnelles et par sa discipline sans faille. Alors que d’autres affichent déjà des attitudes de diva, elle reste concentrée sur ce qu’on lui demande de faire et le fait sans jamais rechigner.
Dans le groupe restreint de celles qui ont survécu aux étapes préliminaires, elle se retrouve parmi celles qui iront parfaire leur formation d’abord à New-York, puis dans les capitales européennes de la mode.
*
La bonne nouvelle pour les gars, c’est qu’aussi longtemps qu’elle possèdera cet appartement, ils n’auront plus de loyer à payer. Zoé n’a pas perdu son côté économe, mais ses revenus actuels lui permettent d’être généreuse et elle n’a personne d’autre à gâter. La chance n’a-t-elle pas meilleur goût quand on a le plaisir de la partager ?
*
Pour mieux gérer sa carrière qui s’amorce et les revenus qu’elle générera, le comptable de l’agence propose à Zoé de créer sa propre entreprise. Il n’y a aucun risque. Elle sera la seule actionnaire et pourra administrer ses avoirs à sa guise tout en minimisant les impacts fiscaux. Les frais de gestions seront ainsi largement compensés par les bénéfices qu’elle en retirera. Tout baigne, elle est d’accord. Elle n’a qu’à signer ici, et là

la réaction

La réaction d’Alistair
Alistair savoure un de ses scotchs préférés, un Highland Park hors d’âge. Il en a toute une collection dont certains ne sont justement que cela, des pièces de collection, destinées à être possédées sans jamais être bues.
En même temps, il s’offre un plaisir interdit, du moins par ses médecins, un Havane de toute première qualité.
Et seul dans son bureau, il se laisse aller à une activité encore plus rare : la jubilation. C’est comme si les deux hémisphères de son cerveau applaudissaient l’émancipation de son grand dadais.
Que Robinson ait réussi à déjouer le filet pourtant serré et parvienne à se marier sur ce qui semble être un coup de tête mais qui est probablement plus un geste réfléchi pour obtenir une certaine émancipation le laisse pantois.
Il ne faut pas négliger la possibilité que cette Zoé soit plus diabolique qu’il n’y parait à première vue, mais les rapports préliminaires sont catégoriques. Cette bonne femme, bien que vraisemblablement motivée par l’appât du gain, ce à quoi il n’oppose aucune objection dans la mesure où elle ne cherche pas qu’à faire un coup d’argent en demandant le divorce quelques mois voire quelques semaines après le mariage, cette bonne femme donc ne manque pas de sang-froid et il espère simplement qu’elle ne sera pas une béquille dont Robinson ne pourra se passer pour poursuivre sa carrière.
Parce qu’il n’y a pas que ce mariage qui vient perturber ses plans. Bien qu’il n’ait que soixante-douze ans, les rapports de ses médecins ne laissent planer aucun doute sur la nécessité d’accélérer le processus de passation des pouvoirs. La vie lui présente la facture pour toutes ces années d’abus, et cela aussi, c’est de bonne guerre.
Le problème vient toutefois du fait qu’il ne lui est plus possible de maintenir son rythme de travail et qu’il a transféré à tous ses subalternes fiables les responsabilités qu’il entend leur confier. Mais ce qui lui reste comme fonctions devient rapidement trop lourd pour son corps chancelant et il est plus que temps d’amorcer la formation de son fils. Il a attendu aussi longtemps que possible parce qu’il n’a qu’une
confiance des plus limitées envers son seul héritier qui n’a pas hérité de ses qualités de gestionnaire et de visionnaire.
Se sentant pressé par le temps, il résiste à la tentation d’interrompre immédiatement ce voyage de noces. Combien de temps faut-il laisser aux tourtereaux ? Il faudra le demander à sa directrice des ressources humaines, la seule femme de son comité de direction.
Et il a bien hâte de rencontrer cette femme qu’il devine ou du moins espère exceptionnelle.

Les premiers pas

Les premiers pas
Cette fois, l’avantage est nettement dans le camp de Daniel. Il a une longue expérience dans l’art de travestir, dans tous les sens du terme, son apparence.
C’est donc lui qui, le plus souvent, assurera un contact avec Robinson.
La première méthode utilisée est de laisser un message dans la grille de mots croisés du journal quotidien. Rien pour éveiller la méfiance de ses anges gardiens. C’est un exercice auquel il se livre depuis déjà longtemps et son Black Berry regorge de tous les dictionnaires dont il pourrait avoir besoin.
Il suffit de s’assurer que Daniel puisse le récupérer. Et lorsque celui-ci se paie le luxe de s’asseoir à la table voisine de la sienne, Robinson s’offre même le plaisir de lui donner son exemplaire.
La communication circule essentiellement à sens unique. Sauf pour le code vestimentaire qui veut que Daniel porte du jaune pour répondre non ou du bleu pour répondre oui à une question que Robinson a posé la veille.
Tout appel téléphonique ou message électronique soulèverait immédiatement des doutes et on garde précieusement cette alternative pour une urgence d’une ultime importance.
Pour l’instant, l’essentiel de l’information concerne les déplacements de Robinson, mais comme celui-ci n’en est avisé qu’à la dernière minute et qu’il se déplace essentiellement en limousine ou en avion privé, il est difficile de le suivre à la trace. La stratégie consiste donc, pour Robinson, à exprimer une préférence quant à la prochaine ville à visiter et à fournir à Daniel la liste des destinations qu’il privilégie.
De plus, Robinson a artificiellement développé un nouvel intérêt pour les robes de mariage, créant ainsi une commotion dans les services chargés de sa surveillance. Zoé a été avisée d’accepter, dans la mesure du possible, toutes les invitations à défiler dans la catégorie nouvelle mariée

Le souper de Zoé

Le souper de Zoé
Elle a refusé la première invitation sans un instant d’hésitation. Elle n’a aucun intérêt à partager un repas avec le directeur des événements spéciaux chez Rayon même dans un des meilleurs restaurants de Paris, même si tous ses frais de déplacement et de séjour sont défrayés, même si on lui offre son cachet habituel pour un défilé.
La deuxième invitation lui est parvenue la semaine suivante. Les seules différences, Londres au lieu de Paris et le double de son cachet.
La troisième pour Barcelone, quadruple cachet.
Zoé commence à être intriguée et hésite entre l’acceptation et la curiosité de voir jusqu’où pourraient monter les enchères.
*
Finalement, elle décide de tenir un conciliabule avec ses deux acolytes.
Leur premier argument est indéniable, à un tel tarif, elle serait folle de décliner cette offre.
Le deuxième est qu’elle est bien assez grande pour se défendre toute seule, d’autant plus qu’elle est dans une forme splendide depuis qu’elle fait autant d’exercice.
Le troisième est qu’elle est en mesure d’exiger d’être accompagnée de ses deux comparses qui agiront à titre de chaperons et de gardes du corps. Rôle dans lequel Daniel est peu crédible, mais il se laissera pousser la barbe au cours des prochains jours et se fera faire quelques tatouages au séné pour se viriliser un peu. Quant à Richard, il n’a qu’à être lui-même et à contrôler son agressivité.
La décision est rapidement unanime : ses demandes seront à prendre ou à laisser.
* La réponse ne se fait pas attendre. Seule la destination a de nouveau été modifiée. Ils partiront en limousine à six heures jeudi matin pour se rendre à l’aéroport où un avion privé les attendra. Ils pourront apporter tout le bagage qu’il leur plaira. Les formalités de sécurité et de douanes seront réduites à leur plus simple expression. Pour une fois, ils voyageront comme le font les grands de ce monde.
*
Heureusement, ils ont déjà tous un passeport en règle.
*
Pour Zoé, sobrement et sombrement vêtue, à moins de contraintes professionnelles, elle ne porte que du noir, si l’adage voulant que la première impression soit la meilleure, la soirée s’annonce aussi longue que la relation s’annonce courte.
Elle n’éprouve aucune sympathie pour ce visage de bellâtre aux airs de chien battu. Au moins, il la regarde dans les yeux sans manifester la moindre intention de la déshabiller du regard.
*
Pour Robinson, l’intensité du cataclysme dépasse ses pires appréhensions. Les yeux de cette femme le tuent. Et sa démarche féline le rend encore plus vulnérable. Les réflexes fonctionnent, il se lève, lui tend la main, esquisse un misérable sourire mais les mots qu’il voudrait lui dire sont à mille lieues de ses lèvres et, pour une fois, il craint de sombrer dans la banalité.
« - Bonsoir madame, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation.
- Je vous assure, monsieur, tout le plaisir est pour moi.
- Désireriez vous commencer par boire quelque chose, du champagne peut-être ?
- Nous pourrions probablement commencer par nous présenter. Comme vous le savez déjà, je m’appelle Zoé. Vous êtes ?
- Aussi invraisemblable que cela puisse vous paraître, je suis Robinson A. Robinson. Le A est pour mon père, qui se prénomme Alistair.»
Comme entrée de jeu, on peut difficilement faire pire. Robinson réalise l’ampleur de la tâche. En quelque part, au fond de lui, il jubile : enfin un défi à relever. Et l’enjeu est majeur. Il doit gagner ou perdre la femme de sa vie.
*
Robinson a marqué plusieurs points. En étant parfaitement honnête sur sa situation actuelle. Sur le poids de l’oisiveté sur son estime de soi. Sur ses attentes face à son avenir. Sans s’apitoyer une seconde sur son sort.
C’est plutôt Zoé qui plaint cet homme manifestement plein de potentiel qui perd son temps en une interminable attente qu’il se passe enfin quelque chose. Elle voudrait le secouer. Qu’il renonce tout de suite au renoncement. Qu’il cherche et trouve un terrain sur lequel il pourra au moins se battre si faibles soient ses chances de gagner. Les muscles qu’elle a offerts à son corps, elle voudrait le voir les développer pour son esprit. Mais qu’est-ce que c’est que cette attitude de vaincu.
*
Il perd presque tous les points qu’il avait gagnés en lui révélant qu’ils ne pourront plus se revoir. Ainsi sont faites les règles du jeu auquel il est soumis.
Zoé se trouve partagée en le soulagement de ne plus avoir à soutenir cette colonne molle et la révolte que lui inspire toute injustice. Il y a bien des causes qu’elle pourrait défendre, mais elle a trouvé un combat qu’elle voudrait bien mener.
Si elle accepte de le suivre jusqu’à sa chambre, ce n’est que pour élaborer les premières étapes de leur stratégie. En commençant par le commencement, c’est-à-dire, comment faire pour qu’ils puissent se revoir.
La communication directe étant sinon impossible du moins difficile et risquée, ils mettront à profit les deux amis de Zoé.
*
Au petit matin, Zoé quitte la chambre juste avant l’heure où le pion s’apprête à venir lui donner l’heure du départ.
Elle ne peut s’empêcher de teinter son regard de pitié envers cet homme diminué. Il ne peut s’empêcher de percevoir cette pitié et d’en souffrir.
Pour une fois, c’est l’adrénaline plutôt que la testostérone qui circule dans ses veines.
*
Le moins que l’on puisse dire c’est que ses deux amis ne manifeste aucun enthousiasme face à son projet. Et c’est sans détour qu’ils la questionnent sur sa motivation.
« Dis-nous au moins pourquoi tu veux faire ça, Zoé, lui demande Richard.
Pour être honnête, je ne le sais pas trop moi-même. Pourquoi te dévoues-tu pour les sans abris ?
Ce n’est pas la même chose et tu le sais très bien. Il faut bien que cet homme t’inspire quelque chose pour que tu veuilles voler au secours d’un homme séduisant et riche à millions.
Il m’inspire de la pitié. Et je ne suis probablement pas indifférente à son charme même si cet attrait se cache sous le couvert de cette pitié. Mais j’ai l’impression que je peux l’aider. Et c’est nouveau pour moi. Je n’ai pas aidé beaucoup de personnes dans ma vie. Et jamais gratuitement. Je sens surgir en moi un côté mère Teresa dont j’ignorais l’existence.
J’espère que tu sais dans quoi tu t’embarques. Moi, je n’embarque pas à moins que tu me jures que je pourrai être un des témoins à ton mariage. Et toi, qu’en penses-tu Daniel ? »
Mais ce pauvre Daniel est trop ému pour pouvoir lui répondre.
Le soupir qu’elle pousse en dit long sur son état

Le père

Le père
Alistair (vérifier le nom dans la version originale) lit le résumé hebdomadaire des activités de son rejeton. Toujours aussi désolant. Ce grand escogriffe n’a décidément pas de colonne. Aucune originalité dans ses activités. Pas la moindre velléité de révolte. Jamais la moindre démarche pour parfaire sa formation, se préparer aux postes qu’il lui faudra bientôt occuper. Il ne prend même pas la peine de regarder les cotes boursières, de suivre de loin l’évolution fulgurante des actifs de la maison mère. Et, en conséquence, de sa propre fortune.
Il serait facile de lui imposer un parcours différent, de le contraindre à faire ce qu’il devrait faire. Mais il faut laisser la chance au coureur. Continuer d’espérer qu’il finira par se réveiller et comprendre que la liberté lui pend au bout du nez mais qu’il ne peut la saisir que s’il se décide à ouvrir les yeux.
Il lui est pénible de reconnaître et impossible d’accepter que son fils unique soit une chiffe molle qui ne pourrait ne jamais se hisser à la hauteur des défis qu’il lui faudrait relever pour, un jour, lui succéder. Bien sûr, il dispose de tous les éléments de qualité pour assurer la pérennité de ses entreprises. Ce ne sont pas les gestionnaires compétents qui manquent à son organisation. Ce n’est que sa fibre paternelle qui gémit devant les piètres capacités de son rejeton. Et dire qu’il lui faudra lui faire une place dans trois ans. Heureusement, ce ne sont pas les alternatives qui manquent. Rien ne l’empêcherait de faire ses premiers pas dans leur bureau de Hong-Kong ou de Bangkok.
Pour le réveiller un peu, la meilleure solution sera peut-être de lui confier la gestion d’une partie du réseau d’agences de mannequins. Sous divers couverts, il a réussi à créer un véritable monopole de cette sphère d’activités au détriment de toute possibilité de la rentabiliser. Mais les bénéfices secondaires effacent largement les pertes qui figurent sur les documents comptables. Sa seule impuissance n’a pas tari le plaisir des yeux.
*
Il n’avait lui-même pas eu la même chance que celle qu’il accorde aujourd’hui à son fils. Il se souvient très bien du soir où tout a
commencé. Il avait ramené à la maison un excellent bulletin couronnant sa septième année.
Son père lui avait dit : « C’est bien beau l’éducation mais ce n’est pas avec ça que tu vas devenir riche. »
Et dès le lendemain, alors que tous ses copains débutaient leurs vacances d’été, il avait commencé son apprentissage dans un des bureaux de son père.
Un père qu’il ne voyait pratiquement jamais. Toujours à parcourir la planète pour établir les assises d’innombrables compagnies. Travaillant douze heures par jour, sept jours par semaine. Multipliant les acquisitions d’autant d’entreprises qu’il pouvait en acquérir avec la conviction de pouvoir les rentabiliser. En préservant le plus souvent leur nom d’origine, tout en camouflant chaque fois que c’était envisageable tout lien avec la société mère. Aujourd’hui, il est devenu pratiquement impossible à quelque enquêteur que ce soit, de reconstituer l’ensemble du réseau. Et aussi grosse qu’elle soit, la maison mère ne compte pour guère plus du quart de la valeur réelle de son unique propriétaire.
Alistair, jeune garçon de douze ans, c’est senti bien seul dans ce qui était déjà une entreprise considérable et complètement abandonné par un père qu’il connaissait si peu.
Ce n’est que lors du premier réveillon de Noël qu’il a compris l’attachement de son père pour lui. Quand il s’était plaint de se faire constamment tripoter par les employés de la comptabilité. Son père avait su masquer l’ampleur de sa colère. Mais à partir de ce jour-là, il n’avait plus travaillé qu’avec du personnel féminin. Cela ne mit pas un terme au tripotage mais il n’y eut plus jamais de plainte sur le sujet.
Et il se souvient très bien d’avoir vu mendier l’un de ses anciens collègues aux mains agiles quelques années plus tard. Si l’adolescence avait suffisamment modifié ses traits pour ne pas être reconnu, il n’avait eu aucun doute sur l’identité de ce sans abri à qui, comme à tous les autres, il n’avait rien donné. Non qu’il ait été avare, mais il ne donnait qu’à ceux qui offraient quelque chose en échange comme les mimes et les musiciens de rue. À ceux-là, il donnait selon la mesure qu’il faisait de leur talent avec une générosité qui ne se laissait jamais influencer par la pitié, un sentiment qu’il ignorait

Les soirées de Robinson

Les soirées de Robinson
Les soirées de Robinson étaient presque toutes préfabriquées sur le même patron.
Il recevait pour un luxueux souper un des mannequins sélectionnés parmi les catalogues des agences contrôlées par son père. Il n’avait que l’embarras du choix et il était exceptionnel qu’une candidate se désiste, compte tenu des multiples avantages qu’une telle acceptation comportait.
Et il faut bien admettre que ces soupers ne manquaient pas de charme. D’abord parce que le convive lui-même n’en manquait pas. Un visage de jeune premier, de chaleureux yeux bleus et un sourire séducteur. Ajoutez à cela une conversation intéressante ponctuée d’un humour efficace et raffiné sans jamais la moindre pointe de vulgarité ni même d’allusion subtile à la façon dont il souhaitait voir la soirée se terminer et celle-ci se terminait le plus souvent comme il le souhaitait effectivement.
D’autant plus qu’il était bien connu dans le milieu qu’un refus pouvait avoir de fâcheuses conséquences sur la poursuite d’une carrière.
Il était tout aussi exceptionnel qu’une femme soit invitée une deuxième fois. Chacune recevait, juste avant le repas, un billet d’avion pour un vol très tôt le lendemain matin et les répercussions de ne pas se présenter à temps à l’aéroport étaient désastreuses.
Dès le lendemain, la fiche de la dame en question avait été retirée du catalogue, du moins de celui dont disposait Robinson.
Il lui arrivait de s’éclipser pour une soirée, seul au théâtre ou à un concert, mais il avait vite réalisé qu’il ne pouvait abuser de ces loisirs culturels en solitaire sans soulever des questions embarrassantes sur sa condition ou son état de santé. Après s’être vu montrer à deux ou trois reprises le chemin de la clinique, il avait compris qu’il valait mieux se soumettre aux volontés paternelles qu’à un examen médical.
Comme il devait aussi, par obligation dite professionnelle, assister à l’occasion à un défilé de mode, on tolérait qu’il invite de nouveau une convive dont il avait particulièrement apprécié la compagnie, mais il était alors certain de ne plus jamais croiser son chemin.
*
D’autres restrictions venaient influencer son quotidien. S’il pouvait déambuler à sa guise dans les grandes avenues des villes qu’il visitait, il ne pouvait s’aventurer dans les quartiers populaires que selon un itinéraire et un horaire soigneusement établis.
Il ne pouvait pour se déplacer qu’utiliser un chauffeur mis à sa disposition.
De même s’il lui prenait l’envie d’une quelconque restauration rapide, on le ramenait à son hôtel et la lui livrait sur place. Même chose pour les projections au cinéma : on lui organisait une projection privée en achetant à l’avance toutes les places. Et seuls les anges gardiens chargés de veiller sur lui et éventuellement son escorte du jour étaient admis dans la salle avec lui.
Bref, dans la mesure du possible, il était privé de lieux publics où il devenait plus complexe de garantir sa sécurité.
*
Chaque fois qu’il avait voulu s’écarter le moindrement des volontés paternelles il s’était fait rappeler à l’ordre par des « C’est la consigne » qu’il détestait maintenant plus que tout au monde.
Il avait rapidement appris à se conformer à toutes les contraintes pour préserver ce qui lui restait de santé mentale.
* La première fois qu’il a vu le visage de Zoé dans le catalogue, Robinson a eu un mouvement de recul en se disant « Celle-là, jamais! ». Mais il se passe rarement une journée sans qu’il revienne au moins une fois y jeter un coup d’oeil. Il a rapidement compris qu’elle exerce sur lui une fascination dont il ne pourra se défaire qu’en couchant avec elle. Mais il sait déjà qu’il ne pourra jamais se satisfaire d’une seule fois. Alors, il attend sagement de disposer d’une plus grande autonomie avant de se livrer à son fantasme. En espérant à chaque jour que son visage, comme l’ont fait des milliers d’autres avant le sien, ne disparaisse pas du jour au lendemain sans laisser de trace.
*
Cette fois, c’est vrai. Son harnais lui est devenu insupportable. Il sombre à chaque jour plus profondément dans la déprime. Il peut passer des heures à regarder sa photo et le reste du temps, il pense à elle. Les autres ne l’intéressent plus et son comportement avec celles qu’il a maintenant la corvée d’accompagner à chaque soir devient une corvée pour celle qui écope de ce laborieux travail. Plusieurs continuent de coucher avec lui après un pénible repas, simplement pour toucher la prime, mais entre elles et des prostituées, il n’y a plus la moindre différence.
*
Les experts consultés sont unanimes. Robinson est déprimé. On lui prescrit sans succès les antidépresseurs les plus populaires. Mais il n’est pas prêt à livrer le fond de sa pensée.
Ce n’est que lorsqu’il est sur le point de franchir les limites de ses pulsions suicidaires qu’il se résout à l’inévitable.
Il appelle Zoé comme on appelle au secours. Il veut y goûter au moins une fois, quitte à savoir pourquoi il se laissera mourir ensuite s’il doit renoncer à elle

Zoé

La douche, le seul endroit où Zoé se sent vraiment incarnée.
Non qu’elle y vive une quelconque libido ou qu’elle éprouve d’obscurs plaisirs sous le jet. Elle y réalise simplement qu’elle a un corps, comme tout le monde. Qu’il y a des limites dans ce qui la distingue des autres. Et qu’elle a la chance de jouir d’un corps silencieux. Un corps qui, comme elle, semble chercher à passer inaperçu. Un corps qui fonctionne au quart de tour, sans le moindre raté. Obéissant comme un chien qui ne réclamerait jamais de caresses ou de gâteries. Une valeur sûre qu’elle espère garder intact encore longtemps. Elle se souvient vaguement de cette période de son enfance pendant laquelle son corps, transformé en ennemi, l’avait fait souffrir. Le nom de la maladie qui l’a frappée lui échappe, peut-être ne l’a-t-elle jamais su. Plus encore que la douleur intense, c’est l’invincible fatigue, la force cruelle de l’inertie qui l’empêchait de faire ce qu’elle voulait qui a marqué sa mémoire.
Nue devant son miroir elle ne peut que le trouver maigre, ce corps si confortable, si peu exigeant. Une désolation. Elle se sent coupable de le traiter avec si peu d’indulgence. Un trésor qu’elle néglige sans raison valable. Il y a bien longtemps que la menace paternelle s’est estompée dans un passé dont elle s’est arrachée comme on arrache une mauvaise herbe.
Malgré son allure cachexique, ses seins modestes sont de bonne tenue et n’ont jamais nécessité le moindre soutien. Leur discrétion de bon aloi aide à les faire oublier tout comme leur inutilité. Elle ne voudrait surtout pas qu’ils attirent l’attention. Il faudrait la torturer pour lui faire avouer la plus étonnante de ses fantaisies. Bien qu’elle n’en porte jamais, elle a un faible pour la lingerie. L’acquisition d’un nouvel ensemble agit sur elle comme un puissant antidépresseur, sans trop d’effets secondaires. Tout ce beau linge trône discrètement dans un tiroir, soigneusement rangé dans l’emballage d’origine dont il n’a jamais été retiré. Une collection secrète dont l’avenir le plus probable semble être d’acquérir un jour le statut d’antiquité.
De retour à son reflet et à ses réflexions, son regard se pose sur des hanches dont elle déplore la linéarité tout en se réjouissant de ne pas avoir la silhouette d’un violoncelle. Finalement, ne lui faudrait-il pas disposer de pièces de rechange qu’elle pourrait adapter aux fluctuations de son humeur ? Dans le style, ce matin je mets mes gros seins, mes
hanches larges, mon menton pointu et mon nez verruqueux de méchante sorcière.
La seule concession qu’elle ait faite à l’esthétisme est le laser. Bien que la nature ait été généreuse à son endroit, au niveau de la pilosité cette générosité avait allègrement franchi les limites du raisonnable. Même ses doigts affichaient complet à cet égard. À l’école primaire, on se moquait d’elle en l’appelant l’araignée. Toutes les économies, et les petits larcins, de son adolescence étaient dirigés vers l’essence même de sa vie : être définitivement libérée du poil, en priorité celui offert à la vue de monsieur et madame tout le monde.
Il n’est donc pas surprenant que ce soit dans la douche, ayant en tête l’image de son corps décharné, que Zoé ait pris une autre décision majeure : elle garnirait désormais son squelette d’une couche de muscles. Rien à voir avec le corps, qu’elle juge grotesque, des culturistes. Et finalement pas tellement pour améliorer ses formes que pour préserver ce trésor qu’est sa santé. Sous la douche, il n’est pas surprenant non plus qu’elle ait choisi la natation pour atteindre son but. Sans tenir compte des deux principaux obstacles : elle ne sait pas nager et a une sainte peur de l’eau. Sans compter qu’il lui faudra sacrifier des sous pour acquérir au moins un maillot. Qu’il lui faudra le porter dans des endroits publics. Où elle sera exposée au regard concupiscent de ses contemporains dont certains seront de vieux libidineux qui, comme son père, ne lui auraient accordé aucune chance le soir de ses treize ans.
Elle qui se croyait si humble se découvre une fierté dont elle n’est pas fière.

Chapitre II

Paris a repris son rythme printanier et retouche sa palette de couleurs. Des verts immatures se superposent aux gris immuables. Et déjà les tissus plus légers des vêtements de saison soulagent les efforts d’imagination de ceux qui ont le loisir de regarder les femmes passer. Hommes d’affaires entre deux négociations, touristes en quête d’une première ou d’un centième conquête en sol étranger et toute la faune locale qui aiguise ses appétits réputés insatiables.
Attablé à une terrasse donnant sur un rond-point, sirotant n’importe quoi de cher, Robinson se livre silencieusement à sa gymnastique spirituelle. La recherche d’un silence intérieur, la quête d’un coin de vide. La méditation ou l’art de ne penser à rien sans avoir à faire d’effort pour y parvenir. Fuir la vacuité de son quotidien. Garder à tout prix les rêves pour la nuit. Survivre à la sècheresse des jours et à l’humidité des soirées.
*
Parfois, quand vient n’arrive à tamiser le tumulte de ses neurones survoltés, il porte son attention sur les passants et, selon son humeur, cherche à deviner ce qu’ils font de leur vie, ou les affuble tout simplement de noms ridicules ou rigolos. Toutefois, à son âge, c’est un petit jeu dont on se lasse très rapidement et il se rabat souvent sur une salle de cinéma où, avec un peu de chance, il pourra aérer quelque peu la cage où il se sent enfermé.
*
Il a déjà fait mille fois le tour de son horizon et sait qu’il n’a rien à faire que de ne rien faire. Rien pour occuper les centaines d’heures d’oisiveté gazeuses qui forment le cours de la vie que son père lui a choisie.
Une fille qui aurait dû lui faire dilater les pupilles passe devant lui sans affecter ses rétines. Des filles, ce n’est pas ce qui lui manque.
Au début de son exil, il appréciait chasser, rentrer à l’hôtel avec sa proie de la journée, savourer le moment où le gibier réintégrait ses vêtements avant de recevoir un congé définitif. Sa fortune et sa belle gueule lui permettaient bien des conquêtes. Le souper dans un restaurant étoilé, la perspective d’une suite royale dans un des meilleurs hôtels lui facilitaient aussi la vie. Pendant quelques mois, il avait réussi à ne pas percevoir
l’autre côté de la médaille ou, du moins, à l’occulter suffisamment pour ne pas en souffrir.
À vingt-sept ans, diplômé en droit par obligation, fils à papa d’un père lui-même fils à papa, doté d’un emploi lui assurant douze mois de vacances à budget illimité à chaque année pour encore au moins trois ans, il se sait mal placé pour se plaindre. Il parcourt le monde sous des prétextes auxquels il fait, pour la forme, encore semblant de croire. Il ne fait que vivre la vie que son père aurait voulu vivre, même si cela ne répond en rien à ses aspirations. Sans réaliser que son problème vient essentiellement du fait qu’il n’a jamais eu d’aspiration, qu’il n’en a pas encore et que la seule issue de son impasse est d’enfin en trouver.
Il participe bien à d’importantes réunions où se prennent de non moins importantes décisions, mais son rôle en est un de figuration, même si le prestige de son nom et le simple fait qu’il soit présent ont parfois un impact silencieux sur l’issue de ses rencontres. Au début, il a bien essayé de comprendre les rouages de la machine, de s’impliquer davantage mais à défaut d’avoir accès aux codes qui régissent l’empire, il a bientôt dû renoncer et se résigner à attendre la bénédiction paternelle.
Il végète donc en attendant son trentième anniversaire, date de son entrée concrète dans le domaine familial. D’ici là, il n’est qu’un pantin qu’on promène au travers le monde et qui doit prétendre en retirer du plaisir.
Contrairement aux autres membres de la petite famille de fils de famille désoeuvrés, il ne s’est jamais entouré de la horde de parasites qu’attirent immanquablement ces gens à l’ego démesuré. Sa vie de nomade l’empêche de développer des liens. Il se déplace toujours avant que les larves aient de temps de lui glisser sous la peau. Même s’il lui était possible de trainer derrière lui une personne dont la présence lui serait agréable, il n’a jamais croisé le chemin que quelqu’un qui se qualifierait pour ce rôle. L’absence de tout exutoire lui rend la traversée du quotidien à chaque jour plus pénible.
*
Les gardes du corps, il y a longtemps qu’il en a fait abstraction. Quelques fois, il se fait encore prendre par une petite nouvelle. Il croit l’intéresser, puis il s’aperçoit qu’elle ne s’intéresse qu’à sa sécurité. S’il était de bonne foi, il pourrait saluer leur discrétion, leurs façons originales et efficaces
de se fondre dans le décor. Parfois, ce n’est qu’à leur montre qu’il les reconnait. Ils portent tous le même modèle, les femmes aussi bien que les hommes. Sans doute un gadget pour agent secret. Il les envie, un peu. Ils font un travail pour lequel ils sont rémunérés. Sans doute très bien. Son père n’est pas homme à lésiner sur les moyens. Mais après leur travail, ils ont une vie. Une vie qui n’est pas aussi végétative que la sienne. Ce qu’ils en font importe peu : il aimerait bien être à leur place.
*
Le plus pénible, l’insupportable, c’est la honte. La honte de se livrer à ce petit jeu. La faiblesse, la lâcheté, la mollesse se ne sont pas les synonymes qui lui manquent, c’est le courage.
*
L’autonomie immédiate est là, à sa portée. Personne ne l’a physiquement enchainé même si les liens qui le paralysent sont aussi efficaces que la plus sécuritaire des prisons. Il pourrait courir s’enfuir, se cacher et comble des combles même devenir itinérant, lui qui l’est déjà à sa façon. Bien sûr, d’innombrables portes lui seraient fermées, mais n’est-ce pas aussi le cas pour les sans abri. Il ne pourrait jamais pratiquer le droit, il ne pourrait jamais avoir la moindre carrière dans quelque domaine que ce soit, du moins aussi longtemps que son père vivrait. Mais il pourrait être libre même si, dans le plus sombre des scénarios, cela devait signifier l’itinérance et la mendicité. Mais, pour les années d’esclavages qui s’étendent devant lui, le prix de cette liberté est bien au-dessus de ses moyens. Alors il continuera de bouffer du caviar plutôt que des fèves au lard.
*
Dans trois ans, il changera de collier pour passer du statut de chien de compagnie à celui de retriever. Une amélioration majeure de sa condition. De promeneur inutile, il lui restera l’inutilité mais il pourra enfin commencer sa formation, son étude des rouages complexes de l’empire que son père a conçu et dirige avec un indéniable succès. Pas une capitale qui ne lui soit accessible sans qu’au moins une des entreprises contrôlées par son père n’ait pignon sur rue. Et ce n’est probablement que la pointe de l’iceberg. Robinson n’a accès qu’au volet immobilier mais sait qu’il y a de multiples tentacules et il est convaincu que la diversification dépasse largement ce qu’il peut en percevoir. Si son
père figure déjà parmi les grandes fortunes nord-américaines, il y a sans doute de nombreuses racines qui croissent à l’abri des regards.
*
Pour le magot qui l’attend à la fin de la partie, il est prêt à jouer le jeu. À marcher sur son orgueil. À marcher sur les genoux. La partie ne se terminera qu’avec le décès de son père. Pour toute autre solution, il n’est tout simplement pas de taille.
*
En attendant que l’avenir arrive, il cultive son corps. Partout où la vie le ballote, il trouve le moyen de faire de l’exercice. Dans les gymnases, mais surtout dans les piscines, il entretient son corps. Il veut bien, pour l’instant, laisser dériver son esprit, mais, faute de mieux, il s’efforce de préserver sa masse musculaire. Le naufragé ne regarde pas la nature de sa bouée. Il s’y accroche et remet les questions à plus tard.
*
Un incident banal comme la grande majorité des incidents. Une chute sur le carrelage d’une piscine où il se présente presque à tous les jours. Une simple entorse de la cheville. Rien de très grave mais la blessure est néanmoins assez sévère pour qu’il soit contraint à utiliser des béquilles et obligé de modifier ce qu’il faut bien appeler sa routine.
Privé de ses heures de vagabondage, Robinson saturé de cinéma et peu porté sur la lecture, cherche à s’occuper. C’est au déjeuner, en regardant un convive se déchainer sur son ordinateur portable, que l’idée s’impose comme la plus simple des évidences. Il lui faut un portable. Pour écrire. Lui qui a tant à dire et si peu d’oreilles pour l’écouter. Il se dira comme personne avant lui ne s’est jamais dit. Il pense déjà aux prix littéraires qu’il pourrait remporter mais mis à part le Goncourt, il ne peut en nommer aucun.
Et pour une fois, il se réjouit de sa fortune qui fait sa bonne fortune. Pas besoin de se soucier de trouver un éditeur : si les entreprises Robinson n’en contrôlent pas encore, ce dont il doute, il lui sera facile de se débrouiller pour que son père en acquière un.
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Sa formation d’avocat devrait lui être utile. Il a appris à structurer sa pensée, à s’exprimer clairement. Mais cela s’avère inutile. Le transfert des mots de sa pensée vers le clavier rappelle un écrasement d’avion. Au décollage. Parce qu’il doit bien admettre que sa prose ne décolle pas. S’il peut énoncer de façon intelligible des concepts juridiques abstraits, il n’arrive pas à se raconter mieux que ne le ferait un élève de l’école primaire.
Au plaisir initial d’une liberté nouvelle succède rapidement la frustration. Cette fois, la blessure est plus sérieuse qu’une entorse de la cheville. L’ajout d’un nouveau barreau à sa prison l’enferme dans une mélancolie orageuse. Pour la première fois, il ne fait pas bon se retrouver dans son sillage.
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Alistair est avisé. Alistair est préoccupé. Mais pas assez pour changer ses plans.
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Pour tromper le temps, Robinson passe de l’autobiographie à la fiction et la route s’ouvre devant lui. Parce qu’il a besoin de rêver. Parce que d’où il est, l’amour est inaccessible. La femme idéale, s’il ne peut l’avoir, il peut au moins l’imaginer.
Elvire. Nom depuis longtemps dépassé par le temps.
Elvire. Une femme belle et lumineuse comme le jour, douce et sombre comme la nuit.
Elvire. Une princesse. Dont, sous le couvert d’un personnage héroïque, il sera lui-même le prince charmant et l’amant romantique. Son premier grand amour. En espérant que cela ne soit pas le seul.
Elvire dans un palais qui est une prison dorée comme la sienne au milieu d’un désert comme le sien.
Elvire qui attend dans l’innocence et la virginité la plus totale qu’un homme lui fasse découvrir ce que c’est qu’être une femme, mais ce n’est pas demain la veille parce qu’il y a une grande pénurie de princes charmants à l’époque où elle vit. Le seul prétendant qui soit parvenu
jusqu’à elle était un petit baron miteux, au teint blafard, si lourdaud et si laid qu’elle en cauchemardait encore.
Son père, tout aussi désespéré que sa fille, et avide d’un héritier, avait envoyé aux quatre coins du monde des émissaires à la recherche d’un candidat sinon convenable du moins tolérable. Mais les uns après les autres, ils reviennent bredouilles. Le prince visité venait tout juste de se marier ou manifestait un intérêt mitigé pour les personnes du beau sexe ou une ambition qui les désintéressaient d’un aussi petit royaume, si loin des grandes cités et de l’empereur. Bonne idée ça l’empereur. Si les femmes aiment les histoires romantiques, les hommes apprécieront l’exercice du pouvoir avec juste ce qu’il faut de force et de violence. Une bataille pour chaque baiser et le tour est joué, c’est une question d’équilibre.
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Robinson s’ambitionne. Le reste du monde pâlit devant l’intérêt qu’il porte à sa production littéraire. Il se dit qu’il détient le pouvoir de créer tous les néologismes, de jongler avec la syntaxe, de défoncer les murs des conventions. L’éditeur qui aura le privilège de le publier n’aura qu’à reconnaître son talent sans jamais oser la moindre critique, le plus infime commentaire. Comme l’aurait voulu Cyrano.
Sa cheville guérit mais il ne cultive plus son corps, il ne fait que défouler toutes les peines de son monde sur un clavier en se prenant pour quelque noble chevalier sans peur et sans reproche.
Il ne tarde pas à recevoir un appel de son père dont le niveau d’anxiété a monté d’un cran. Simple rappel pour qu’il ne perturbe pas trop ses bonnes vieilles habitudes. Il ne faudrait pas que l’écran remplace son catalogue. Tellement de femmes savent se montrer plus tactiles qu’il faut savoir en profiter. Pendant qu’il est encore temps