mardi 25 août 2009

Zoé

La douche, le seul endroit où Zoé se sent vraiment incarnée.
Non qu’elle y vive une quelconque libido ou qu’elle éprouve d’obscurs plaisirs sous le jet. Elle y réalise simplement qu’elle a un corps, comme tout le monde. Qu’il y a des limites dans ce qui la distingue des autres. Et qu’elle a la chance de jouir d’un corps silencieux. Un corps qui, comme elle, semble chercher à passer inaperçu. Un corps qui fonctionne au quart de tour, sans le moindre raté. Obéissant comme un chien qui ne réclamerait jamais de caresses ou de gâteries. Une valeur sûre qu’elle espère garder intact encore longtemps. Elle se souvient vaguement de cette période de son enfance pendant laquelle son corps, transformé en ennemi, l’avait fait souffrir. Le nom de la maladie qui l’a frappée lui échappe, peut-être ne l’a-t-elle jamais su. Plus encore que la douleur intense, c’est l’invincible fatigue, la force cruelle de l’inertie qui l’empêchait de faire ce qu’elle voulait qui a marqué sa mémoire.
Nue devant son miroir elle ne peut que le trouver maigre, ce corps si confortable, si peu exigeant. Une désolation. Elle se sent coupable de le traiter avec si peu d’indulgence. Un trésor qu’elle néglige sans raison valable. Il y a bien longtemps que la menace paternelle s’est estompée dans un passé dont elle s’est arrachée comme on arrache une mauvaise herbe.
Malgré son allure cachexique, ses seins modestes sont de bonne tenue et n’ont jamais nécessité le moindre soutien. Leur discrétion de bon aloi aide à les faire oublier tout comme leur inutilité. Elle ne voudrait surtout pas qu’ils attirent l’attention. Il faudrait la torturer pour lui faire avouer la plus étonnante de ses fantaisies. Bien qu’elle n’en porte jamais, elle a un faible pour la lingerie. L’acquisition d’un nouvel ensemble agit sur elle comme un puissant antidépresseur, sans trop d’effets secondaires. Tout ce beau linge trône discrètement dans un tiroir, soigneusement rangé dans l’emballage d’origine dont il n’a jamais été retiré. Une collection secrète dont l’avenir le plus probable semble être d’acquérir un jour le statut d’antiquité.
De retour à son reflet et à ses réflexions, son regard se pose sur des hanches dont elle déplore la linéarité tout en se réjouissant de ne pas avoir la silhouette d’un violoncelle. Finalement, ne lui faudrait-il pas disposer de pièces de rechange qu’elle pourrait adapter aux fluctuations de son humeur ? Dans le style, ce matin je mets mes gros seins, mes
hanches larges, mon menton pointu et mon nez verruqueux de méchante sorcière.
La seule concession qu’elle ait faite à l’esthétisme est le laser. Bien que la nature ait été généreuse à son endroit, au niveau de la pilosité cette générosité avait allègrement franchi les limites du raisonnable. Même ses doigts affichaient complet à cet égard. À l’école primaire, on se moquait d’elle en l’appelant l’araignée. Toutes les économies, et les petits larcins, de son adolescence étaient dirigés vers l’essence même de sa vie : être définitivement libérée du poil, en priorité celui offert à la vue de monsieur et madame tout le monde.
Il n’est donc pas surprenant que ce soit dans la douche, ayant en tête l’image de son corps décharné, que Zoé ait pris une autre décision majeure : elle garnirait désormais son squelette d’une couche de muscles. Rien à voir avec le corps, qu’elle juge grotesque, des culturistes. Et finalement pas tellement pour améliorer ses formes que pour préserver ce trésor qu’est sa santé. Sous la douche, il n’est pas surprenant non plus qu’elle ait choisi la natation pour atteindre son but. Sans tenir compte des deux principaux obstacles : elle ne sait pas nager et a une sainte peur de l’eau. Sans compter qu’il lui faudra sacrifier des sous pour acquérir au moins un maillot. Qu’il lui faudra le porter dans des endroits publics. Où elle sera exposée au regard concupiscent de ses contemporains dont certains seront de vieux libidineux qui, comme son père, ne lui auraient accordé aucune chance le soir de ses treize ans.
Elle qui se croyait si humble se découvre une fierté dont elle n’est pas fière.

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