mardi 25 août 2009

L'adieu à Richard

Richard a découvert le paradis.
Dans un premier temps, il a créé un réseau de sentiers qu’il parcourt à tous les jours. Josée, une employée de la cuisine, lui prépare à chaque soir un repas qu’il emporte dans sa forêt dès les premières lueurs de l’aube.
Ses pérégrinations sylvestres l’ont emmené dans une petite clairière où il s’occupe à aménager un sanctuaire où Zoé pourrait venir méditer. Car elle n’a pas très bonne mine sa belle amie et il voit bien qu’à chaque soir elle regarde plus sa nourriture qu’elle en ingurgite au prix d’efforts qu’elle ne cherche pas à dissimuler. Il n’est pas nécessaire d’être devin pour comprendre qu’il en est ainsi pendant toute la journée, pendant toutes les journées. Elle a perdu les quelques kilos que le bonheur lui avait fait gagner. Et elle passe ses journées dans la piscine, sans doute le meilleur endroit où elle peut pleurer sans pudeur.
Il n’a jamais été très habile avec les femmes. Les seules dont il a connu l’intimité étaient des prostituées qui n’exigent pas de grands discours. Alors, il ne se risque pas sur ce terrain miné où ses interventions pourraient aussi bien enfoncer davantage son amie que de lui faire du bien. Il n’est pas non plus très versé dans l’art du babillage de sorte que leurs repas communs sont surtout imprégnés de silence.
Si au moins Zoé pouvait lui dire à quel point sa présence et sa capacité de garder le silence plutôt que de faire du bruit pour le masquer, lui font un grand bien.
*
Les premières neiges ont obligé Richard à faire des choix. Il ne lui sera plus possible d’entretenir l’ensemble des sentiers. Celui qui mène au sanctuaire vient au tout premier rang.
*
Au fil des semaines la neige s’accumule en quantité record. Richard n’est pas incommodé par sa progression plus lente, ni par le fait d’abandonner les uns après les autres les sentiers qu’il a tenté de garder ouverts.
L’essentiel est préservé. Il a encore accès à cet endroit privilégié qui est devenu un abri qu’il entretient avec dévotion.
*
La nuit a apporté une nouvelle bordée. En quelques heures, il est tombé près d’un mètre d’une neige poudreuse. Mais la progression de Richard s’en trouve ralentie et l’heure de son repas est passée depuis longtemps quand il arrive aux abords du sanctuaire.
Il ne sent rien d’autre qu’une grande fatigue. La chute rapide du mercure n’a pas été perçue par son organisme épuisé. Il ne réalise pas qu’il meurt lorsqu’il tombe. Chez les diabétiques les infarctus sont souvent silencieux.
Une dernière pensée avant de s’en aller : j’ai gagné.
*
Personne n’a jamais rien su de son combat. De son point de vue, il aurait toujours voulu être un petit garçon. Pour jouer avec d’autres petits garçons. Surtout jouer au docteur. Pas pour leur faire du mal, juste pour s’amuser.
Mais il a toujours su que ce jeu n’est qu’un jeu seulement avec les garçons de son âge. Même si, dès qu’il a abordé la puberté, les mâles de sa génération ont cessé de l’intéresser.
Alors, il a fuit. Jusqu’en prison où il n’y a aucun petit garçon. Et dans les centres pour sans abri, où l’on n’en rencontre jamais. Comme en forêt.
La fuite a sans doute contribué à son succès. Peu importe le prix.
Il n’y aura pas de médaille pour souligner la victoire du brave homme. Il n’y a pas de récompense pour ceux dont le triomphe est d’avoir résisté à leurs pulsions. Comme s’il n’y avait aucun mérite à surmonter des désirs que l’on n’a pas choisis.
Richard est mort en humble. Richard est mort en grand.
*
Le retard de son ami ne peut avoir qu’une seule explication : il n’est pas en mesure de rentrer par lui-même. Le personnel se mobilise pour entreprendre les recherches mais dans la neige fraîche il n’y a qu’une
seule piste qui mène à un seul endroit où il n’y a qu’un seul cadavre. Il n’a même pas été nécessaire de sortir les chiens qui de toute façon n’ont pas été dressé pour autre chose qu’assurer la garde.
Mais comment annoncer cela à madame ?
*
Il n’y a pas de bonne façon d’annoncer une mauvaise nouvelle. Il n’y en a que certaines, pires que d’autres. Dans le respect de la hiérarchie, c’est la majordome qui s’en charge. Il est pour le moins surpris par la réaction de sa patronne. Elle exige de rentrer en ville dans les meilleurs délais.
*
On a beau lui expliquer qu’il est occupé Zoé n’est pas sur le point d’accepter que son conjoint soit occupé dans leur chambre à coucher. Ce qu’elle voit en entrant ne l’étonne pas, ne la déçoit même pas. Elle doit s’admettre que cela fait même son affaire de voir Robinson faire la sienne.
Pas de colère dans sa voix quand elle s’adresse au couple qui n’a pas encore réalisé sa présence :
- Quand tu auras terminé, Robinson, j’aimerais bien pouvoir te parler.
Rien de tel qu’une intervention de la légitime pour interrompre ce type d’activité.
Il y a de la crainte dans le regard que lui jette la petite demoiselle.
- Ne t’en fais pas moi aussi je suis déjà passée par là.
Ce qui n’empêche pas la demoiselle en question de filer sans prendre le temps de s’habiller. Joli brin de fille. Nettement plus en chair qu’elle ne le sera jamais.
- Mon cher, que dirais-tu de m’accorder le divorce sans faire de chichi ?
- Mais je t’aime Zoé !
Pas exactement la meilleure chose à dire dans les circonstances.
*
Néanmoins, un dialogue s’engage. Malgré la précarité de la situation, ils prennent le temps de s’écouter mutuellement.
Robinson dit avoir été renversé par un train qu’il n’a jamais vu venir. Il lui demande du même souffle de lui pardonner et de l’attendre. Six mois. C’est le temps dont il a besoin pour d’adapter à ses nouvelles fonctions. Pendant ce temps-là, elle peut reprendre son tour du monde. Vivre dans sa résidence personnelle. Bref, il lui laisse carte blanche. Six mois.
Zoé n’a pas grand-chose à dire. Elle perçoit l’offre de Robinson un peu comme un ultimatum. Mais a-t-elle vraiment quelque chose à perdre ?
Marché conclu. À une seule condition, elle ne veut pas qu’ils se revoient au cours des six prochains mois. Et elle ne s’objecte pas à ce qu’il continue, mais seulement pendant cette période, sa vie de garçon. De toute façon il peut être certain que le sujet sera à l’ordre du jour de leur prochaine rencontre

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