mardi 25 août 2009

La chute

C’était pourtant prévisible. Au cours des dernières semaines, la période de grâce d’Alistair s’est terminée. La détérioration qu’il a longtemps remise à plus tard, par une combinaison de chance et de volonté tire à sa fin.
Il dispose des ressources nécessaires pour lui éviter de séjourner en milieu hospitalier ou même dans une maison de soins palliatifs. Comme le veut l’adage populaire, il en est rendu à la morphine.
Maintenant qu’il réalise enfin qu’il va bientôt mourir, il voit la vie, sa vie, sous un tout autre angle. C’est quoi la réussite ? Bâtir un complexe si complexe que plus personne ne peut s’y retrouver ? Accumuler des milliards de dollars ? La fortune, ça se compte en quoi, en argent, en victoires, en conquêtes, en orgasmes ? La fortune se n’est pas seulement ce que l’on a gagné mais c’est aussi, et surtout, ce que l’on a donné. Et c’est ce qui préoccupe Alistair maintenant. Ce qu’il a légué de connaissance, de sagesse, d’expérience à son fils sera-t-il suffisant pour qu’il affronte ce que la vie lui demandera d’affronter ?
Pour l’aisance financière, l’avenir est assuré. Mais pour le bonheur ?
En même temps, Alistair réalise à quel point il a été heureux. Bien sûr, il a connu de grands malheurs, au premier rang la perte de la seule femme qu’il ait aimé, mais il a surtout été heureux de faire ce qu’il voulait faire, d’accomplir ses rêves les plus insensés, d’atteindre l’inaccessible étoile.
*
Si les triomphes se savourent en groupe, et si on peut partager son chagrin, les larmes ne prennent toute leur signification que dans la solitude.
Quoiqu’en dise ses médecins, Alistair exige qu’on le laisse seul. Il est habitué à ce que ses ordres, sa volonté, ne soient jamais contestés. Et tout ce que la médecine peut lui offrir maintenant, c’est le confort et la dignité. Cela peut sembler peu, mais il est une étape de la vie où rien n’importe d’avantage. Et Alistair n’a plus rien d’autre à demander. Il pourrait exiger que l’on mette un terme à sa déchéance, et il accepterait mal qu’on résiste à cette demande s’il la jugeait nécessaire, mais il n’en
est pas là. Il ne s’interroge même pas sur les raisons qui l’amènent, lui en fin de compte si orgueilleux, de se voir dépérir de la sorte. Un juste retour des choses peut-être. Peut-être aussi parce que les opioïdes qu’il reçoit provoquent une douce euphorie. Parce que lorsque vient l’heure des derniers jours, les priorités changent. Et à sa plus grande surprise, ce qu’il désire par-dessus tout maintenant, c’est de revoir Zoé une dernière fois.
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Zoé accueille avec une gamme complexe d’émotions, l’invitation d’Alistair.
L’intuition féminine est peut-être un mythe, mais elle ne peut s’empêcher avec lequel elle s’est finalement toujours bien entendue. Un homme admirable à bien des égards, dont aucun n’est relié à sa fortune. Un homme de tête et un homme de coeur.
C’est sans la moindre appréhension qu’elle retourne auprès d’un maître qui n’est pas le sien.
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Zoé.
Sa voix est réduite à sa plus simple expression. Mais la lumière de ses yeux trahit sans pudeur sa joie de la revoir.
Il prend sa main dans les siennes avec une tendresse qu’il n’a pas connue depuis si longtemps. Les idées se bousculent dans sa tête mais peu de mots atteignent sa bouche. Une sélection des plus importants. Quand vient le temps de la dernière chance, on jurerait que l’instinct l’emporte sur l’intellect.
- Chérie, tu as été la lumière de ma déchéance. Le seul espoir d’une prolongation de ma lignée. La seule chance qui reste à mes gènes de se perpétuer. Si je pouvais encore bander, je n’oserais te le dire, mais je t’aime Zoé. Tu seras la seule chose que mon fils a eue et que j’aurais voulu avoir et à laquelle je dois maintenant renoncer.
- Alistair, vous êtes un vieux libidineux incorrigible. Mais je vous aime bien et j’aurais bien aimé vous aimer encore longtemps.
Zoé, pourtant pudique, lui offre, en guise de cadeau d’adieu, une vue imprenable sur une intimité qu’elle n’aura partagé qu’avec un seul
homme. Et, curieusement, le geste n’a rien de vulgaire. Il relève plus de l’instinct que de la réflexion. Les yeux du vieux s’éclairent et refont leur focus sur le corsage de la femme qui se penche pour lui donner un chaste baiser sur le front. Zoé vient de payer un dernier tribut à la testostérone. Elle est maintenant prête à assumer son côté animal. Elle se languit de son homme. Les échos qu’il a éveillés en elle continuent de se répercuter.
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Il ne le sait pas encore, mais Alistair ne parlera plus. Une dernière complication aura eu raison de l’aire du cerveau où siège la parole. Maintenant qu’il est à jamais muet Alistair, qui garde toute sa raison, se réjouit que ses derniers mots aient été pour cette femme. À Robinson, il n’aurait jamais su quoi dire.
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Les jours passent, Alistair reste. Graduellement, la lumière de ses yeux se tamise mais un reflet persiste qui traduit le plaisir qu’il éprouve de persister encore un peu. Il apprécie chaque minute qu’il arrache au néant. Il ne croit pas à la vie après la vie mais loin de l’inquiéter, cette perspective le rassure. Il n’a aucun intérêt pour une vie éternelle. Ce qui fait la valeur de la vie a toujours été pour lui sa dimension éphémère. Ce que l’on peut avoir en quantité illimitée n’a que peu de valeur, même l’argent. Surtout l’argent. C’est ce qui fait la valeur du temps que l’on donne, infiniment plus précieux que l’or, l’encens ou la myrrhe. C’est aussi ce qui fait la valeur de l’amour, le plus intangible des trésors. Et la croyance populaire qu’il ne s’achète pas est un rare joyau de sagesse.
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Lui, qui a toujours vécu à toute vitesse, se meurt à petit feu et c’est une joie dont il n’avait pas soupçonné l’existence. Il découvre, tardivement, les bienfaits de la méditation. Son esprit se libère de toute préoccupation. Il se contente d’être encore un peu. D’être encore un peu un être pensant, dont la mutité le dispense d’avoir des derniers mots mémorables.
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Ses derniers mots, ils ont été prévus dans son testament et on pourra les lire sur l’urne funéraire : j’ai fait de mon mieux.
Et quand on a le privilège de quitter ce monde avec la conviction d’avoir donné son plein rendement, la douleur du départ s’évapore.
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Les doses de morphine sont les mêmes depuis plusieurs semaines, et c’est à tort qu’on leur attribue les vapeurs qui envahissent son esprit. L’angoisse de mourir s’estompe dans la nébulosité croissante de sa conscience. L’expérience devient psychédélique comme si on lui avait administré par erreur quelque drogue dure. Entre le monde des réels et le silence éternel qui l’attend, il plane. Tout comme son corps, son esprit est confortable, inconscient de sa position sur la rampe de départ.
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Les râles ont conquis son arbre respiratoire mais il n’est plus en mesure de le réaliser. L’avenir de son corps se compte en heures mais il ne reste plus de trace de sa conscience. Il n’est pas encore tout à fait mort mais sa vie est tout à fait finie. Il ne laisse ni remord, ni regret. Rien n’est parfait et c’est très bien ainsi.
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La nuit avance, accompagne le temps qui passe. La respiration s’est accélérée. Le coma est profond. Les doses de narcotique ont été augmentées. Il n’est plus question de confort, c’est maintenant affaire de dignité.
Les pupilles finissent par se dilater. La respiration à ralentir puis à s’arrêter. Un stéthoscope sur sa poitrine perçoit les derniers bruits cardiaques. C’est fini.
Vraiment ?
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La brume, la buée, la vapeur, l’évaporation. On ne réalise jamais que l’on n’est plus, que la lumière est, définitivement, éteinte. Cela est juste et bon.

1 commentaire:

  1. Comment tu fais ? Écrire sur un sujet de manière qui me semble juste, bien que ne l'ayant pas vécu non plus, la mort.


    Et cette Zoé, quelle âme charitable pour ce vieux concupiscent :) mais elle y a trouvé son compte, mon intuition féminine...

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