mardi 25 août 2009

L'entrée au travail

Zoé s’est vu offrir un poste vice-présidente adjointe aux affaires caritatives.
Le salaire est absolument exorbitant mais il n’est pas sujet à négociation. Alistair a beau être ravi d’accueillir Zoé au sein d’une de ses organisations mais cela ne justifie par qu’il demande que l’on révise toute la structure salariale pour autant.
Mais plus que le salaire, c’est la nature de son travail qui l’enchante. Le nombre d’organismes qui demande une subvention est hallucinant et s’il existe une politique institutionnelle la marge discrétionnaire est énorme. Les dossiers qui parviennent à Zoé ont déjà été analysés et fait l’objet d’une recommandation par un subalterne. Les dossiers qu’elle rejette sont éliminés de la liste alors que ceux qu’elle approuve sont opérationnalisés ou soumis au conseil d’administration selon l’importance de la subvention.
Un travail qui pourrait être une simple routine de oui ou non selon son humeur matinale prend une toute autre allure quand on le confie à une personne de cette trempe.
Jusqu’à nouvel ordre, elle exige de rencontrer chaque subalterne qui lui soumet un dossier. Bien sûr, cela ne pourra pas durer très longtemps parce qu’une telle politique crée un goulot d’étranglement qui risque de provoquer bien du mécontentement.
Mais les subalternes en question sont ravis de voir que l’on s’intéresse finalement un peu à leur travail. Après avoir épluché une demi-douzaine de dossiers avec une personne, Zoé commence à se faire une idée de sa façon de pensée et passe à la prochaine. Et chacun est invité à la contacter s’il ressent le besoin de discuter d’un dossier en particulier.
Non seulement Zoé a-t-elle conquis en quelques semaines, la majorité absolue des membres de son département, mais comme cela est toujours le cas, elle suscite bien des commentaires dans toute l’organisation. Or, on ne dirige pas une telle entreprise sans être informé des principales rumeurs qui y circulent.
Alistair ne peut que se réjouir. L’atout Zoé non seulement vient renforcer son jeu au moment où sa santé décline mais il vient aussi renforcer celui de son fils qui risque d’avoir besoin de tous les atouts dont il pourra disposer au cours des prochaines années.
Alistair n’est pas du type à se vautrer dans les regrets mais il se reproche de ne pas avoir envisagé qu’il lui faudrait peut-être passer les commandes plus tôt que prévu à son rejeton et il regrette de ne pas avoir amorcé la transition plus rapidement plutôt que d’avoir à brûler les étapes.
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Robinson la trouve moins drôle. Après l’euphorie des premiers jours, il cède progressivement à la panique. Il a réussi à devenir avocat sans se faire d’hernie, peut-être un peu parce qu’il est le fils à son père, mais il ne doute quand même pas de ses capacités intellectuelles. Mais la masse d’information qu’il doit assimiler, la complexité invraisemblable et, lui semble-t-il, un peu ridicule de ce réseau, les différences parfois subtiles entre l’organigramme institutionnel et l’exercice réel du pouvoir, tout ce dont il rêvait tourne au cauchemar.
Si son père travaillait douze heures par jour sept jours sur sept, il essaie d’en faire le double, au moins. Il a pris l’habitude de pisser assis pour ne pas perdre une seconde de trop dans l’étude de ses dossiers. Sans blague, Robinson Inc. est plus complexe que tous les droits réunis et exige en plus de connaître le droit pour étirer l’élastique sans jamais atteindre le point de rupture. *
La distance s’est insidieusement installée entre les conjoints. D’abord Zoé, elle-même accaparée par ses nouvelles fonctions y a trouvé son compte.
À la décharge de Robinson, il faut bien avouer que la complexité du défi qu’il doit relever n’a pas de commune mesure avec celui que Zoé affronte.
Mais cette distance s’est rapidement transformée en absence complète. Impossible même de lui parler au téléphone, le mur qu’il a érigé autour de lui est imperméable même aux appels répétés de sa conjointe.
Et s’il dort quelque part, Zoé ne sait pas où. Ni avec qui. Non qu’elle soit jalouse mais elle connait l’appétit de son homme et elle sait qu’il y a
certains travaux auxquels il lui répugne de faire lui-même : ce n’est certes pas un travailleur manuel.
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C’est avec les meilleures intentions du monde que Robinson s’est éloigné du lit conjugal. Amant attentif, il n’est pas pour imposer cette corvée à Zoé. Il réalise le ridicule de la situation mais il exige que l’on continue à lui refiler de l’information, sous le couvert d’un paravent, pendant qu’on s’affaire à remettre son système hormonal à jour. On peut douter de la rétention de l’information dans de telles conditions mais ce n’est qu’ainsi que Robinson arrive à se détendre suffisamment pour arriver à destination. Et de se détendre, il en a le plus grand et le plus urgent besoin.
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Les points rapidement gagnés sont encore plus rapidement perdus. Même si Zoé inspire le plus grand respect pour la qualité de son travail, elle ne peut que remarquer les regards complaisants que l’on pose sur elle. Sa situation conjugale attriste ses principaux collaborateurs mais il est impossible de faire taire la machine à rumeurs. Alistair en sait quelque chose.
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Il n’est pas homme de grands discours. Mais c’est avec une grande honnêteté qu’il livre le fond de sa pensée à son fils.
- Tu es en train de manquer le bateau mon gars.
Robinson ne se souvient pas d’avoir été appelé ainsi par son père.
- Je comprends et j’admire tes efforts pour être en mesure de me succéder. Je m’excuse de ne pas avoir commencé à t’initier plus tôt. Même un vieux comme moi se refuse à envisager qu’il puisse tomber malade, et tomber est, dans mon cas, le mot qui convient. Et plus encore, j’ai refusé de considérer même de loin la possibilité que je puisse mourir un jour. N’est-ce pas le propre des empereurs de se croire immortels ? Mais la vie m’a rattrapé et t’oblige, toi, à rattraper le temps que j’ai, moi, perdu.
Mais même si mon empire devrait être réduit au néant, tu n’auras pas tout perdu si tu as su conserver son joyau le plus précieux. Zoé !
- Je n’ai pas l’intention de la perdre, crois-moi. Tu seras peut-être surpris mais je suis entièrement d’accord avec toi. Zoé et moi avons convenu de prendre une pause de six mois. C’est le temps que je me donne pour relever l’essentiel du défi que tu m’as toi-même imposé.
Après six mois, ce sera le retour à la normale où la fin. Une solution que je refuse d’envisager. Six mois. C’est tout. C’est offrir un cadeau aussi précieux.
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Elle aurait pu persister, rester et se battre. Mais Zoé n’a pas d’ambition. Travailler dans les conditions actuelles ne l’intéresse absolument pas. Elle a demandé et obtenu une rencontre avec le grand patron.
C’est lui qui lui offre la solution. Une retraite stratégique dans son petit domaine. Six mois selon ce que Robinson lui a dit. Après ce délai, elle pourra reprendre son poste exactement là où elle le laisse. Une bien sage décision.
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Le personnel est d’une attention exemplaire avec elle. La situation de Zoé leur a clairement été exposée et les consignes sont encore plus claires que strictes. Il n’y a pas de place pour le sentimentalisme, le sensationnalisme, le paternalisme. L’heure est à la compassion discrète, à l’oreille attentive et à la bouche cousue.
Compte tenu de l’éloignement de la résidence, plus de la moitié des gens qui y travaillent ont non seulement une formation mais pour la plupart d’entre eux une longue expérience dans les forces de l’ordre ou la crème des services privés de sécurité.
Le problème pour Zoé, n’est pas l’attitude du personnel même la nature même de la relation qui s’établit entre patron et employés. Elle a le plus souvent vécu en solitaire mais à peu près jamais isolée. Si elle s’écoutait, elle passerait les prochains mois dans son vieil appartement avec ses bons vieux copains.
Pour l’instant, elle se contente de leur lancer une invitation qui a des allures de SOS.
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Du côté de Robinson, c’est la surchauffe. À l’impossible nul n’est tenu mais à s’y acharner, on finit par se brûler les ailes. Les rouages du cerveau du jeune homme commencent à se détraquer. L’épuisement l’entraîne vers des comportements troublés et troublants. Il n’est pas facile de le côtoyer car son caractère irascible entre souvent en éruption de façon imprévisible et il se forme autour de lui une zone de sécurité que plus personne ne franchit à moins d’y être contraint. Pire encore il affiche aussi un comportement agressif envers les petites mademoiselles qui sont maintenant recrutées chez les prostituées même si elles doivent se soumettre à une évaluation en profondeur et une période de quarantaine. De sorte qu’il y en a un nombre de plus en plus restreint et de plus en plus réticent. Et qu’il faut les payer de plus en plus cher.
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