mardi 25 août 2009

Les soirées de Robinson

Les soirées de Robinson
Les soirées de Robinson étaient presque toutes préfabriquées sur le même patron.
Il recevait pour un luxueux souper un des mannequins sélectionnés parmi les catalogues des agences contrôlées par son père. Il n’avait que l’embarras du choix et il était exceptionnel qu’une candidate se désiste, compte tenu des multiples avantages qu’une telle acceptation comportait.
Et il faut bien admettre que ces soupers ne manquaient pas de charme. D’abord parce que le convive lui-même n’en manquait pas. Un visage de jeune premier, de chaleureux yeux bleus et un sourire séducteur. Ajoutez à cela une conversation intéressante ponctuée d’un humour efficace et raffiné sans jamais la moindre pointe de vulgarité ni même d’allusion subtile à la façon dont il souhaitait voir la soirée se terminer et celle-ci se terminait le plus souvent comme il le souhaitait effectivement.
D’autant plus qu’il était bien connu dans le milieu qu’un refus pouvait avoir de fâcheuses conséquences sur la poursuite d’une carrière.
Il était tout aussi exceptionnel qu’une femme soit invitée une deuxième fois. Chacune recevait, juste avant le repas, un billet d’avion pour un vol très tôt le lendemain matin et les répercussions de ne pas se présenter à temps à l’aéroport étaient désastreuses.
Dès le lendemain, la fiche de la dame en question avait été retirée du catalogue, du moins de celui dont disposait Robinson.
Il lui arrivait de s’éclipser pour une soirée, seul au théâtre ou à un concert, mais il avait vite réalisé qu’il ne pouvait abuser de ces loisirs culturels en solitaire sans soulever des questions embarrassantes sur sa condition ou son état de santé. Après s’être vu montrer à deux ou trois reprises le chemin de la clinique, il avait compris qu’il valait mieux se soumettre aux volontés paternelles qu’à un examen médical.
Comme il devait aussi, par obligation dite professionnelle, assister à l’occasion à un défilé de mode, on tolérait qu’il invite de nouveau une convive dont il avait particulièrement apprécié la compagnie, mais il était alors certain de ne plus jamais croiser son chemin.
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D’autres restrictions venaient influencer son quotidien. S’il pouvait déambuler à sa guise dans les grandes avenues des villes qu’il visitait, il ne pouvait s’aventurer dans les quartiers populaires que selon un itinéraire et un horaire soigneusement établis.
Il ne pouvait pour se déplacer qu’utiliser un chauffeur mis à sa disposition.
De même s’il lui prenait l’envie d’une quelconque restauration rapide, on le ramenait à son hôtel et la lui livrait sur place. Même chose pour les projections au cinéma : on lui organisait une projection privée en achetant à l’avance toutes les places. Et seuls les anges gardiens chargés de veiller sur lui et éventuellement son escorte du jour étaient admis dans la salle avec lui.
Bref, dans la mesure du possible, il était privé de lieux publics où il devenait plus complexe de garantir sa sécurité.
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Chaque fois qu’il avait voulu s’écarter le moindrement des volontés paternelles il s’était fait rappeler à l’ordre par des « C’est la consigne » qu’il détestait maintenant plus que tout au monde.
Il avait rapidement appris à se conformer à toutes les contraintes pour préserver ce qui lui restait de santé mentale.
* La première fois qu’il a vu le visage de Zoé dans le catalogue, Robinson a eu un mouvement de recul en se disant « Celle-là, jamais! ». Mais il se passe rarement une journée sans qu’il revienne au moins une fois y jeter un coup d’oeil. Il a rapidement compris qu’elle exerce sur lui une fascination dont il ne pourra se défaire qu’en couchant avec elle. Mais il sait déjà qu’il ne pourra jamais se satisfaire d’une seule fois. Alors, il attend sagement de disposer d’une plus grande autonomie avant de se livrer à son fantasme. En espérant à chaque jour que son visage, comme l’ont fait des milliers d’autres avant le sien, ne disparaisse pas du jour au lendemain sans laisser de trace.
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Cette fois, c’est vrai. Son harnais lui est devenu insupportable. Il sombre à chaque jour plus profondément dans la déprime. Il peut passer des heures à regarder sa photo et le reste du temps, il pense à elle. Les autres ne l’intéressent plus et son comportement avec celles qu’il a maintenant la corvée d’accompagner à chaque soir devient une corvée pour celle qui écope de ce laborieux travail. Plusieurs continuent de coucher avec lui après un pénible repas, simplement pour toucher la prime, mais entre elles et des prostituées, il n’y a plus la moindre différence.
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Les experts consultés sont unanimes. Robinson est déprimé. On lui prescrit sans succès les antidépresseurs les plus populaires. Mais il n’est pas prêt à livrer le fond de sa pensée.
Ce n’est que lorsqu’il est sur le point de franchir les limites de ses pulsions suicidaires qu’il se résout à l’inévitable.
Il appelle Zoé comme on appelle au secours. Il veut y goûter au moins une fois, quitte à savoir pourquoi il se laissera mourir ensuite s’il doit renoncer à elle

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