mardi 25 août 2009

Chapitre II

Paris a repris son rythme printanier et retouche sa palette de couleurs. Des verts immatures se superposent aux gris immuables. Et déjà les tissus plus légers des vêtements de saison soulagent les efforts d’imagination de ceux qui ont le loisir de regarder les femmes passer. Hommes d’affaires entre deux négociations, touristes en quête d’une première ou d’un centième conquête en sol étranger et toute la faune locale qui aiguise ses appétits réputés insatiables.
Attablé à une terrasse donnant sur un rond-point, sirotant n’importe quoi de cher, Robinson se livre silencieusement à sa gymnastique spirituelle. La recherche d’un silence intérieur, la quête d’un coin de vide. La méditation ou l’art de ne penser à rien sans avoir à faire d’effort pour y parvenir. Fuir la vacuité de son quotidien. Garder à tout prix les rêves pour la nuit. Survivre à la sècheresse des jours et à l’humidité des soirées.
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Parfois, quand vient n’arrive à tamiser le tumulte de ses neurones survoltés, il porte son attention sur les passants et, selon son humeur, cherche à deviner ce qu’ils font de leur vie, ou les affuble tout simplement de noms ridicules ou rigolos. Toutefois, à son âge, c’est un petit jeu dont on se lasse très rapidement et il se rabat souvent sur une salle de cinéma où, avec un peu de chance, il pourra aérer quelque peu la cage où il se sent enfermé.
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Il a déjà fait mille fois le tour de son horizon et sait qu’il n’a rien à faire que de ne rien faire. Rien pour occuper les centaines d’heures d’oisiveté gazeuses qui forment le cours de la vie que son père lui a choisie.
Une fille qui aurait dû lui faire dilater les pupilles passe devant lui sans affecter ses rétines. Des filles, ce n’est pas ce qui lui manque.
Au début de son exil, il appréciait chasser, rentrer à l’hôtel avec sa proie de la journée, savourer le moment où le gibier réintégrait ses vêtements avant de recevoir un congé définitif. Sa fortune et sa belle gueule lui permettaient bien des conquêtes. Le souper dans un restaurant étoilé, la perspective d’une suite royale dans un des meilleurs hôtels lui facilitaient aussi la vie. Pendant quelques mois, il avait réussi à ne pas percevoir
l’autre côté de la médaille ou, du moins, à l’occulter suffisamment pour ne pas en souffrir.
À vingt-sept ans, diplômé en droit par obligation, fils à papa d’un père lui-même fils à papa, doté d’un emploi lui assurant douze mois de vacances à budget illimité à chaque année pour encore au moins trois ans, il se sait mal placé pour se plaindre. Il parcourt le monde sous des prétextes auxquels il fait, pour la forme, encore semblant de croire. Il ne fait que vivre la vie que son père aurait voulu vivre, même si cela ne répond en rien à ses aspirations. Sans réaliser que son problème vient essentiellement du fait qu’il n’a jamais eu d’aspiration, qu’il n’en a pas encore et que la seule issue de son impasse est d’enfin en trouver.
Il participe bien à d’importantes réunions où se prennent de non moins importantes décisions, mais son rôle en est un de figuration, même si le prestige de son nom et le simple fait qu’il soit présent ont parfois un impact silencieux sur l’issue de ses rencontres. Au début, il a bien essayé de comprendre les rouages de la machine, de s’impliquer davantage mais à défaut d’avoir accès aux codes qui régissent l’empire, il a bientôt dû renoncer et se résigner à attendre la bénédiction paternelle.
Il végète donc en attendant son trentième anniversaire, date de son entrée concrète dans le domaine familial. D’ici là, il n’est qu’un pantin qu’on promène au travers le monde et qui doit prétendre en retirer du plaisir.
Contrairement aux autres membres de la petite famille de fils de famille désoeuvrés, il ne s’est jamais entouré de la horde de parasites qu’attirent immanquablement ces gens à l’ego démesuré. Sa vie de nomade l’empêche de développer des liens. Il se déplace toujours avant que les larves aient de temps de lui glisser sous la peau. Même s’il lui était possible de trainer derrière lui une personne dont la présence lui serait agréable, il n’a jamais croisé le chemin que quelqu’un qui se qualifierait pour ce rôle. L’absence de tout exutoire lui rend la traversée du quotidien à chaque jour plus pénible.
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Les gardes du corps, il y a longtemps qu’il en a fait abstraction. Quelques fois, il se fait encore prendre par une petite nouvelle. Il croit l’intéresser, puis il s’aperçoit qu’elle ne s’intéresse qu’à sa sécurité. S’il était de bonne foi, il pourrait saluer leur discrétion, leurs façons originales et efficaces
de se fondre dans le décor. Parfois, ce n’est qu’à leur montre qu’il les reconnait. Ils portent tous le même modèle, les femmes aussi bien que les hommes. Sans doute un gadget pour agent secret. Il les envie, un peu. Ils font un travail pour lequel ils sont rémunérés. Sans doute très bien. Son père n’est pas homme à lésiner sur les moyens. Mais après leur travail, ils ont une vie. Une vie qui n’est pas aussi végétative que la sienne. Ce qu’ils en font importe peu : il aimerait bien être à leur place.
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Le plus pénible, l’insupportable, c’est la honte. La honte de se livrer à ce petit jeu. La faiblesse, la lâcheté, la mollesse se ne sont pas les synonymes qui lui manquent, c’est le courage.
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L’autonomie immédiate est là, à sa portée. Personne ne l’a physiquement enchainé même si les liens qui le paralysent sont aussi efficaces que la plus sécuritaire des prisons. Il pourrait courir s’enfuir, se cacher et comble des combles même devenir itinérant, lui qui l’est déjà à sa façon. Bien sûr, d’innombrables portes lui seraient fermées, mais n’est-ce pas aussi le cas pour les sans abri. Il ne pourrait jamais pratiquer le droit, il ne pourrait jamais avoir la moindre carrière dans quelque domaine que ce soit, du moins aussi longtemps que son père vivrait. Mais il pourrait être libre même si, dans le plus sombre des scénarios, cela devait signifier l’itinérance et la mendicité. Mais, pour les années d’esclavages qui s’étendent devant lui, le prix de cette liberté est bien au-dessus de ses moyens. Alors il continuera de bouffer du caviar plutôt que des fèves au lard.
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Dans trois ans, il changera de collier pour passer du statut de chien de compagnie à celui de retriever. Une amélioration majeure de sa condition. De promeneur inutile, il lui restera l’inutilité mais il pourra enfin commencer sa formation, son étude des rouages complexes de l’empire que son père a conçu et dirige avec un indéniable succès. Pas une capitale qui ne lui soit accessible sans qu’au moins une des entreprises contrôlées par son père n’ait pignon sur rue. Et ce n’est probablement que la pointe de l’iceberg. Robinson n’a accès qu’au volet immobilier mais sait qu’il y a de multiples tentacules et il est convaincu que la diversification dépasse largement ce qu’il peut en percevoir. Si son
père figure déjà parmi les grandes fortunes nord-américaines, il y a sans doute de nombreuses racines qui croissent à l’abri des regards.
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Pour le magot qui l’attend à la fin de la partie, il est prêt à jouer le jeu. À marcher sur son orgueil. À marcher sur les genoux. La partie ne se terminera qu’avec le décès de son père. Pour toute autre solution, il n’est tout simplement pas de taille.
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En attendant que l’avenir arrive, il cultive son corps. Partout où la vie le ballote, il trouve le moyen de faire de l’exercice. Dans les gymnases, mais surtout dans les piscines, il entretient son corps. Il veut bien, pour l’instant, laisser dériver son esprit, mais, faute de mieux, il s’efforce de préserver sa masse musculaire. Le naufragé ne regarde pas la nature de sa bouée. Il s’y accroche et remet les questions à plus tard.
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Un incident banal comme la grande majorité des incidents. Une chute sur le carrelage d’une piscine où il se présente presque à tous les jours. Une simple entorse de la cheville. Rien de très grave mais la blessure est néanmoins assez sévère pour qu’il soit contraint à utiliser des béquilles et obligé de modifier ce qu’il faut bien appeler sa routine.
Privé de ses heures de vagabondage, Robinson saturé de cinéma et peu porté sur la lecture, cherche à s’occuper. C’est au déjeuner, en regardant un convive se déchainer sur son ordinateur portable, que l’idée s’impose comme la plus simple des évidences. Il lui faut un portable. Pour écrire. Lui qui a tant à dire et si peu d’oreilles pour l’écouter. Il se dira comme personne avant lui ne s’est jamais dit. Il pense déjà aux prix littéraires qu’il pourrait remporter mais mis à part le Goncourt, il ne peut en nommer aucun.
Et pour une fois, il se réjouit de sa fortune qui fait sa bonne fortune. Pas besoin de se soucier de trouver un éditeur : si les entreprises Robinson n’en contrôlent pas encore, ce dont il doute, il lui sera facile de se débrouiller pour que son père en acquière un.
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Sa formation d’avocat devrait lui être utile. Il a appris à structurer sa pensée, à s’exprimer clairement. Mais cela s’avère inutile. Le transfert des mots de sa pensée vers le clavier rappelle un écrasement d’avion. Au décollage. Parce qu’il doit bien admettre que sa prose ne décolle pas. S’il peut énoncer de façon intelligible des concepts juridiques abstraits, il n’arrive pas à se raconter mieux que ne le ferait un élève de l’école primaire.
Au plaisir initial d’une liberté nouvelle succède rapidement la frustration. Cette fois, la blessure est plus sérieuse qu’une entorse de la cheville. L’ajout d’un nouveau barreau à sa prison l’enferme dans une mélancolie orageuse. Pour la première fois, il ne fait pas bon se retrouver dans son sillage.
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Alistair est avisé. Alistair est préoccupé. Mais pas assez pour changer ses plans.
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Pour tromper le temps, Robinson passe de l’autobiographie à la fiction et la route s’ouvre devant lui. Parce qu’il a besoin de rêver. Parce que d’où il est, l’amour est inaccessible. La femme idéale, s’il ne peut l’avoir, il peut au moins l’imaginer.
Elvire. Nom depuis longtemps dépassé par le temps.
Elvire. Une femme belle et lumineuse comme le jour, douce et sombre comme la nuit.
Elvire. Une princesse. Dont, sous le couvert d’un personnage héroïque, il sera lui-même le prince charmant et l’amant romantique. Son premier grand amour. En espérant que cela ne soit pas le seul.
Elvire dans un palais qui est une prison dorée comme la sienne au milieu d’un désert comme le sien.
Elvire qui attend dans l’innocence et la virginité la plus totale qu’un homme lui fasse découvrir ce que c’est qu’être une femme, mais ce n’est pas demain la veille parce qu’il y a une grande pénurie de princes charmants à l’époque où elle vit. Le seul prétendant qui soit parvenu
jusqu’à elle était un petit baron miteux, au teint blafard, si lourdaud et si laid qu’elle en cauchemardait encore.
Son père, tout aussi désespéré que sa fille, et avide d’un héritier, avait envoyé aux quatre coins du monde des émissaires à la recherche d’un candidat sinon convenable du moins tolérable. Mais les uns après les autres, ils reviennent bredouilles. Le prince visité venait tout juste de se marier ou manifestait un intérêt mitigé pour les personnes du beau sexe ou une ambition qui les désintéressaient d’un aussi petit royaume, si loin des grandes cités et de l’empereur. Bonne idée ça l’empereur. Si les femmes aiment les histoires romantiques, les hommes apprécieront l’exercice du pouvoir avec juste ce qu’il faut de force et de violence. Une bataille pour chaque baiser et le tour est joué, c’est une question d’équilibre.
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Robinson s’ambitionne. Le reste du monde pâlit devant l’intérêt qu’il porte à sa production littéraire. Il se dit qu’il détient le pouvoir de créer tous les néologismes, de jongler avec la syntaxe, de défoncer les murs des conventions. L’éditeur qui aura le privilège de le publier n’aura qu’à reconnaître son talent sans jamais oser la moindre critique, le plus infime commentaire. Comme l’aurait voulu Cyrano.
Sa cheville guérit mais il ne cultive plus son corps, il ne fait que défouler toutes les peines de son monde sur un clavier en se prenant pour quelque noble chevalier sans peur et sans reproche.
Il ne tarde pas à recevoir un appel de son père dont le niveau d’anxiété a monté d’un cran. Simple rappel pour qu’il ne perturbe pas trop ses bonnes vieilles habitudes. Il ne faudrait pas que l’écran remplace son catalogue. Tellement de femmes savent se montrer plus tactiles qu’il faut savoir en profiter. Pendant qu’il est encore temps

2 commentaires:

  1. Des textes que je publie aujourd'hui, paradoxalement, c'est celui-ci qui est le moins complet. À suivre.

    la complexité du déroulement

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  2. Peut-être mais c’est le premier que je lis, je ne peux comparer…

    « Sa fortune et sa belle gueule lui permettaient » pourquoi au passé ? ok,je verrai plus tard…..

    Parfois, quand vient…..(parfois quand rien….,juste pour démontrer que je lis tout, tout, tout)

    « Il veut bien, pour l’instant, laisser dériver son esprit, mais, faute de mieux, il s’efforce de préserver sa masse musculaire. » C’est mieux que de consommer toutes sortes de substances et de se détruire ! Le corps est la maison de l’âme qui disaient…..


    « Le naufragé ne regarde pas la nature de sa bouée. Il s’y accroche et remet les questions à plus tard ». Ah ah ! Voilà le nœud, pourquoi il se nomme Robinson ce clébard 

    je ne peux pas dire "la suite la suite" puisque tout est là, pour le moment.

    bise, tu me fais tripper !

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