mardi 25 août 2009

Chapitre I

Sous les flocons qui se précipitent à sa rencontre, Zoé savoure sa victoire sur la convoitise. Bien qu’elle ait échafaudé un plan fabuleux, dont un auteur consciencieux ne saurait révéler les détails, pour la subtiliser dans un grand magasin, Zoé a finalement opté pour acheter la robe dont elle avait envie. Pas une robe très chère, mais pour elle une folie sans précédent. Une robe spéciale dans laquelle elle se retrouve Alice au pays des merveilles, version noir et blanc. La robe est toute noire, sur sa peau si blanche. Et pour la première fois, une tenue définitivement sexée qui souligne délicatement ses formes discrètes tout en masquant la navrante étroitesse de ses hanches. Pour elle, et pour elle seule, avoir pendant une soirée l’impression fugace de jouer à être femme. Parce que ses deux mecs le lui permettent. S’ils sont bien loin de partager son innocence, ils ont mérité sa confiance. N’entre pas sur son territoire qui veut. C’est elle qui les a invités à partager son antre. Pour des raisons pratiques mais aussi par atomes crochus. Deux rencontres improbables dans des circonstances pour le moins particulières avec des êtres tout aussi particuliers.
Daniel, rencontré dans une église où le prenant pour un prêtre, elle lui avait demandé de la confesser. Une de ses marottes quand elle s’ennuie et souhaite parler sans risque avec quelqu’un : s’inventer un nouveau personnage encore plus dépravé que le précédent, dans le but avoué de choquer un vieux curé dont l’innocence s’apparente à la sienne.
Daniel, ancien détenu, d’un âge de presque trop vieux, bourru et presqu’aussi solitaire qu’elle. Il cuisine dans un refuge pour sans abri. Isolé, inutile de se demander à quoi il carbure. Zoé croit même qu’il ne carbure pas du tout.
Pour lui cette oasis est une révélation. Oui, il peut être en paix sans avoir à craindre que ses pulsions ne s’extériorisent et le trahissent. Ne plus être constamment submergé par cette violence qu’il a toujours extériorisée tout en sachant que c’est vers lui-même qu’il la dirige. Plus que dans les églises, plus que dans sa cuisine auprès des plus démunis que lui, il est ici, enfin, à l’abri.
Richard, rencontré dans le métro. Pour établir le contact, il a vomi sur elle. Perdu dans des vapeurs illicites, il n’en gardait sans doute aucun souvenir. Elle l’avait recueilli comme un chat de gouttière, elle qui n’aime pourtant pas les chats. Presqu’aussi utile qu’un vieux matou paresseux,
mais une présence agréable, teinté d’une humeur et d’un humour brillants. Gentil comme tout; tellement plus féminin qu’elle. Barman dans le village. D’une discrétion absolue. Zoé est convaincue que sous sa réserve apparente il mène une vie débridée dont il ne laisse traîner aucun indice. Pour lui, cet endroit est une étape. Un peu de répit avant de reprendre le rythme trépidant des aventures. Le guerrier se repose pendant la trêve. En sachant très bien qui il est sans en éprouver la moindre gène. Le regard des autres ne l’empêche plus d’être bien dans sa peau. Pourquoi faudrait-il qu’il soit normal ?
Depuis le début de ce que l’on peut considérer comme leur vie commune, jamais personne d’autre que ces trois-là n’a franchi le seuil de la porte que ceux qui y sont venus pour effectuer une tâche reliée à leur fonction. Le sanctuaire n’est pas ouvert au public.
Ce soir, ils sont réunis autour d’un petit réveillon empreint de simplicité dans lequel chacun joue son rôle.
Zoé, hôtesse moderne et modèle, a mis la patte douce sur son maquillage qui, ce soir, n’a pas pour fonction d’éloigner mais de rapprocher. Responsable de l’environnement sonore, elle a préparé une sélection de ballades de groupe heavy metal, entrecoupées de pièces plus enlevantes d’artistes québécois, comme les Cowboys Fringants et Mes Aïeux.
Daniel aux fourneaux s’est vu octroyer un budget illimité et peut, pour une fois, laisser exploser sa virtuosité et donner la pleine mesure de son talent et une gestion serrée du temps. Le foie gras poêlé, des escalopes de veau à la Marsala et un sabayon constituent le coeur d’un menu qui n’a rien de traditionnel.
Richard s’explose dans des cocktails dynamiques à faible teneur en alcool : il faut que les convives surnagent jusqu’au repas principal et aux fabuleuses bouteilles de vin, dont un prestigieux Sauternes, qui figurent au programme.
Zoé est la seule à s’être, un peu, préoccupée des coûts exorbitants de la soirée. Mais son côté écureuil a cédé devant la détermination de ses deux sbires qui ont même proposé d’assumer seuls les coûts du réveillon. Il faut dire que pour chacun d’entre eux, la fraction de leurs revenus
consacrée au logement est nettement sous la moyenne et que tout le monde profite amplement des arrangements convenus.
Un observateur, si sa présence avait été tolérée, aurait eu bien du mal à croire que ces trois-là ne se connaissaient pas quand l’année est née.
Les émotions l’emportent sur les apparats et chacun s’efforce d’oublier que la vie pourrait les séparer au moins aussi rapidement qu’elle les a réunis. Mais les nomades savent profiter de la douceur des liens qui les unissent sans se casser la tête avec l’avenir. Et Noël leur permet d’échanger leur amitié comme d’autres échangent des cadeaux et des voeux superficiels. Ce soir, ils sont une famille de trois. Et Zoé étincelle dans sa petite robe noire.
*
Dans un tout autre coin de la ville, Robinson avale stoïquement son potage et sa soirée qui, comme le champagne millésimé qu’on lui sert abondamment, a un goût de vinaigre.
La seule présence de son père suffit à l’éloigner de la notion même de plaisir. La corvée se déroule comme une corvée et malgré l’éclairage de circonstance, le réveillon ressemble à la veillée d’un mort. D’une morte, depuis longtemps incinérée, mais dont le souvenir a un goût de cendres qui vient finir de gâcher son repas

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