mardi 25 août 2009

Prologue

Zoé, c’est l’image d’une éclipse pendant un coucher de soleil, quelque part au-dessus de la mer. De préférence sans témoin, ou du moins de témoins tellement discrets qu’on peut oublier leur présence sans le moindre effort.
Zoé, c’est un avènement unique. On peut la trouver belle, et elle pourrait l’être. L’allure filiforme et la taille d’un mannequin pour certains, la pâleur maladive et la maigreur extrême de l’anorexique pour d’autres. Les traits soulignés d’un noir épais sur un fond de blanc comme se maquillent les mimes. Noirs sont les cils, noires sont les lèvres, noirs sont les ongles de ses mains. Les cheveux longs, droits sans autre intervention que celle de la nature, noirs de leur plein gré. Une tête pour publicité de colorant mais sans l’ombre d’un artifice.
Ce qu’elle pourrait avoir de séduisant s’engouffre dans le gris de son regard et l’agressivité de ses yeux. Fluide dans ses gestes, féline dans sa démarche, elle parcourt son quotidien comme une extra-terrestre méfiante, semblant perpétuellement hésiter entre l’attaque et la défense, étrangère à la paix comme à la pacification. Rien de la fille que l’on recherche pour une aventure d’un soir ou pour partager sa vie. Seule jusqu’à la moelle. La conviction d’une virginité perpétuelle.
Son aspect rébarbatif tient à distance l’espèce humaine sans distinction de sexe, de race ou de religion. Seuls de jeunes enfants font brièvement fondre les reflets métalliques de ses yeux. Le plus souvent jusqu’à ce qu’ils se posent sur l’un ou l’autre de ses parents.
Ceux qui croient se reconnaître en elle, les punks, gothiques et toutes les autres appellations incontrôlées, c’est en feignant de les évangéliser qu’elle les écarte le plus souvent de son chemin. Elle garde en réserve une gamme complète de maladies indiscrètes pour les plus persistants. Finalement, elle atteint surtout son objectif d’isolement en minimisant ses contacts avec les autres. Ses principaux refuges, quand lui prend la fantaisie de sortir de son antre, sont les bibliothèques où elle lit beaucoup et les églises où elle ne prie pas du tout.
C’est dans son cerveau qu’elle retrouve ses couleurs. Son but ultime, celui d’éloigner les autres étant atteint, elle trouve sa vie intérieure plutôt confortable et se décrirait volontiers comme heureuse. Un petit boulot chez un disquaire indépendant à deux pas de chez elle, donc sans souci
de transport; un grand appartement qu’elle partage avec deux spécimens qui lui foutent une paix royale tout en réduisant les coûts à un niveau plus que raisonnable; un accès partagé et illimité au réseau internet, où elle passe toutes les heures qu’elle pourrait consacrer à l’ennui, avec l’avantage surréaliste de l’anonymat intégral. Même la bouffe ne pose aucun problème, Daniel un de ses colocataires étant cuisinier, il y a toujours quelque chose de disponible au frigo ou au congélateur. Et elle mange si peu. Pas pour succomber à une quelconque mode ou par souci de son apparence mais pour la simple raison que les privations antérieures ont complètement détruit un appétit qu’elle n’a jamais cherché à reconstruire. D’autant plus que cette frugalité a un effet secondaire qu’elle apprécie à sa juste valeur : elle a interrompu son cycle menstruel. Encore un problème de réglé et encore des sous économisés. Parce que c’est son talon d’Achille, madame est économe. Son compte en banque, c’est un peu comme sa doudou. Le petit cochon a remplacé l’ours de peluche.
Bien sûr, sous les couvertures se cache une réalité dont les apparences ne sont qu’un pâle reflet.
D’abord une naissance dramatique comme chaque fois qu’un accouchement tourne mal. Embolie de liquide amniotique. Le bloc opératoire avec deux équipes, celle des anesthésistes cherchant à sauver la mère au moins assez longtemps pour qu’on puisse sauver l’enfant que les obstétriciens se hâtaient de retirer de ce sein devenu inhospitalier.
Une enfance sans histoire chez une tante maternelle dans tous les sens du mot, jusqu’à ce qu’un cancer du sein ne vienne la réclamer à son tour.
Puis un retour à la maison paternelle partagée avec deux soeurs qu’elle ne connait pratiquement pas et qui ne manifestèrent jamais le moindre intérêt pour la petite nouvelle soudainement apparue portant le souvenir d’une mère amèrement regrettée, une belle-mère marâtre avec ses deux filles issues de Cendrillon.
Une indiscrétion va la sauver. Elle lit, en cachette évidemment, le journal personnel de la plus jeune des ses soeurs pour y apprendre que comme pour l’ainée, le père avait réservé un cadeau plutôt inhabituel pour souligner leurs treize ans : un cours accéléré d’éducation sexuelle, travaux pratiques à l’appui.
Zoé n’a plus qu’un but : planifier à temps une retraite stratégique sans trop attendre le dernier moment, le bonhomme pouvant décider en tout moment de la célébrer d’avance.
Malheureusement, s’enfuir de la maison à douze ans, tout en voulant à tout prix éviter la drogue et la prostitution n’a rien de bien évident.
La solution la plus simple aurait été de s’enrôler dans l’armée ou dans une communauté religieuse, deux options interdites par son âge. Chercher refuge auprès d’un autre membre de la famille a aussi été une hypothèse rapidement exclue, parce qu’elle en connaissait peu les membres et qu’elle savait très bien ne pouvoir s’y fier.
Éprise par un besoin chaque jour plus pressant de partir à l’aventure ou du moins de changer d’air, elle traînait souvent au terminus d’autobus où elle étudiait inlassablement les horaires de départ. Or, c’est à celui des arrivées que devait se régler son destin, du moins celui des prochaines années.
Une vieille dame, des lunettes noires, une canne blanche. Un mélange de destin, de bon coeur et d’intuition l’amène à lui adresser la parole.
- Bonjour madame, est-ce que je peux vous aider ?
- M’aider à quoi ?
- Je ne sais pas, à porter vos choses, à trouver votre chemin.
- Voyez-vous ça, c’est tout jeune et ça veut aider une veille aveugle. Tu espères que je vais te donner des sous ?
- Non ! Euh… oui peut-être, mais même si vous n’avez pas d’argent, je veux bien vous aider quand même.
- Et bien, j’ai de l’argent mais je n’ai pas besoin d’aide. J’attends mon neveu.
- Je peux toujours vous aider à attendre et je vous promets que ça ne vous coûtera rien.
Le neveu ne s’est jamais présenté. Un nouveau contact venait de se créer et durerait un peu plus de six ans. Laurette venait d’hériter de l’appartement de son frère et avait fini par décider qu’il valait mieux être seule en ville que de l’être à la campagne. La rencontre avec Zoé serait pour elle aussi un incroyable coup de chance, la dernière note agréable d’une vie ordinaire où toute lumière passait par les oreilles.
Zoé s’occuperait des courses, d’un ménage sommaire pour une patronne peu exigeante sauf pour tout ce qui touchait à l’olfaction. De son mieux, elle s’appliquerait à faire la cuisine, ce qui dans son cas consistait essentiellement à réchauffer des conserves ou des plats pré-cuisinés et le thé ou le café selon l’heure de la journée. Dès le début, elle avait commencé à chiper des sous à la vieille, mais toujours avec la même modération qui fit que même si Laurette a toujours soupçonné la chose, elle n’a jamais ressenti le besoin de le mentionner. Par contre, elle avait pris bien soin de la mentionner dans son testament, lui léguant l’ensemble de ses avoirs dont le fabuleux appartement. Et aucun membre d’une famille dont elle ne connaissait strictement personne n’était venu s’opposer à la succession.
C’est ainsi que Zoé était devenue propriétaire d’un appartement qu’elle partage aujourd’hui avec deux drôles de moineaux avec qui nous la retrouvons en cette veille de Noël

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